« K. », texte, m.e.s. Alexis Armengol & « On n’est pas là pour disparaître », adaptation, m.e.s. Mathieu Touzé, d’après le texte d’Olivia Rosenthal

— Par Michèle Bigot —

K., Alexis Armengol

Alexis Armengol, acteur, scénographe et metteur en scène avec toute sa troupe, Théâtre à cru, créée en 1999, est désormais un habitué des plateaux. Son projet artistique se déploie autour de l’accessibilité des nouvelles formes théâtrales. Sa particularité est de croiser les disciplines, créant ainsi un véritable renouveau formel, une aventure théâtrale dans laquelle l’objet scénique est investi d’un rôle important. Sur le plateau se rencontrent les images vidéo, les dessins sur écran, les formes découpées dans des planches, l’image animée, le son, la musique et une prodigieuse gestuelle des personnages, autant comédiens que danseurs, jongleurs et acrobates. Une sorte de théâtral total où tous les sens sont sollicités pour stimuler l’imagination. Le texte fait partie intégrante de cette circulation de vie, il est pris dans la dynamique du drame, jamais isolé. Il y a là un langage scénique vraiment original et renouvelé autant que l’exige le sujet.

Le sujet est ici l’autisme, ou du moins ce qu’on appelle ainsi, faute d’en avoir une plus exacte compréhension. Le spectacle s’ingénie à déconstruire cette étiquette.

C’est l’histoire (si tant est qu’on puisse encore parler d’histoire) d’un enfant nommé Khadiravan, insaisissable, enfermé dans son mutisme, qui pratique un langage corporel et gestuel troublant et parfois vécu comme agressif. La rencontre de cet enfant interroge les données courantes de la « nature humaine », en premier lieu l’accès au langage. Bientôt les éducateurs de K. vont ressentir le langage autrement que comme instrument de communication. Ils seront invités, et nous avec, à l’appréhender dans sa réalité matérielle de flux , en vertu d’une métaphore du fleuve, merveilleusement mimée par l’acteur principal Laurent Seron-Keller. Du reste, l’image de l’eau, dans sa musicalité, dans son rythme spécifique et son rapport au temps, sur le mode de l’écoulement, envahit le plateau comme elle anime l’esprit de K et corrélativement celui de ses animateurs. Bientôt la présence de K, l’interrogation permanente qu’il représente, sollicite l’imaginaire et l’intelligence de son entourage. Sa présence, son mode d’être au monde sont communicatifs, on devine que K communique ainsi, par son silence, par ses attitudes, par son regard, par ses gestes, et nous invite à revisiter l’ensemble des interactions entre humains. Exemplairement le jeu de balle, le lancer de ballon ou de tout autre jet d’objet matérialise l’échange entre des corps, entre des personnes. C’est souvent cru, brutal et involontaire, ça surprend, ça dérange mais c’est d’une efficacité indiscutable.

Tout l’être de K est une énigme. elle provoque la peur, le rejet mais aussi la curiosité. C’est une question vivante et cela explique que la figure de l’autiste soit si présente au théâtre, qui est précisément un art du partage servi par par le langage, mais aussi par le geste, le déplacement , l’image, bref toutes les formes plastiques qui servent à communiquer (ce que le texte du spectacle nomme avec justesse « tracer » dans l’espace). Le personnage de K n’est pas incarné par un acteur mais par une image d’animation,. Les trois comédiens représentent des éducateurs-psychologues qui acceptent de ne pas savoir, qui se laissent interroger par K et réussissent au bout de longues années d’attention et d’écoute à obtenir un début d’échange verbal, comme une lueur au bout du tunnel. Au total, ce spectacle est admirable de part en part: par sa création plastique, par le jeu des comédiens, par la prégnance exceptionnelle d’objets scéniques dynamiques et par le jeu des comédiens. Un véritable exploit d’écriture dramatique, et une intelligence humaine exceptionnelle.

Le 11.Avignon, festival d’Avignon off 2023
Compagnie Théâtre à cru
Écriture, conception, mise en scène Alexis Armengol
Assistance mise en scène Lisa Porteix
Stage assistanat mise en scène Jean Canesse
Dessins et film d’animation Shih Han Shaw et Félix Blondel
Scénographie Heidi Folliet
Avec Laurent Seron-Keller, Romain Tiriakian et Shih Han Shaw

 

On n’est pas là pour disparaître

M.E.S. et adaptation Mathieu Touzé d’après le texte d’Olivia Rosenthal

J’ai choisi d’associer ces deux spectacles, moins en vertu de leur lieu théâtral commun (lequel lieu propose un autre spectacle sur l’autisme: Le jour où j’ai compris que le ciel était bleu) qu’à cause de leur thématique voisine. Si le premier parle d’autisme, le second évoque la maladie d’Alzheimer. Le propos est le suivant: Monsieur T. a poignardé sa femme, puis s’est enfui. On l’a retrouvé prostré dans le jardin du voisin. Le texte d’Olivia Rosenthal est une plongée dans la conscience de monsieur T. et de ceux qui l’entourent , sa femme, son médecin, le policier qui l’interroge… C’est donc un récit polyphonique magnifique et troublant qui nous permet de partager la fuite progressive de la mémoire et la disparition de la conscience. Mais au fur et à mesure que l’oubli efface le passé, il semble que le sujet réinvente son présent. Sa femme qui lutte pour rester présente dans la conscience de son mari s’efface au bénéfice d’autres amours plus anciennes. C’est une douleur que nous partageons, celle d’assister à l’invasion progressive de la maladie.

La scénographie sert admirablement le propos. Un espace blanc s’offre à nous, espace nu au milieu duquel le comédien (Yuming Hey) est planté au sol. Il restera là dans une attitude statique, animée exclusivement par les attitudes de son corps qui miment sa souffrance et son questionnement. Une lumière blanche quasi chirurgicale se déverse sur lui et sur un écran déployé en fond de scène se déploient des écritures déshumanisées, des séries de chiffres, en même temps que surgit une voix off nous proposant des expériences mentales dont l’absurdité étonne. Les paroles prononcées par l’acteur semblent traverser son corps, échapper à sa conscience pour se débiter en un flot éruptif. La voix de l’autrice suit le cours de cette disparition progressive de l’être. Le jeu des personnes est en soi troublant, le « il » se même au « je », soulignant le trouble identitaire. Dans ce spectacle admirable, le comédien, pour statique qu’il soit, endosse tous les rôles. Son corps est un porte-voix universel, mimant très exactement cette traversée du corps par des paroles étranges et étrangères que subit le malade. Un coup de chapeau particulier à ce comédien exceptionnel qu’est Yuming Hey.

Michèle Bigot

Le 11.Avignon, festival d’Avignon off 2023
D’après le roman d’Olivia Rosenthal
Mise en scène et adaptation Mathieu Touzé
Avec Yuming Hey
Musique live Rebecca Meyer
Et avec la voix de Marina Hands, de la Comédie-Française