« Joëlle Ursull se trompe »

— Par Pierre Kanuty —
oopsLa chanteuse à succès des années 80 et 90 ne faisait plus beaucoup parler d’elle jusqu’à ce texte qu’elle publie et qui sera probablement bien commenté dans les milieux afro-antillais. Elle a écrit une « Lettre ouverte » à François Hollande pour s’insurger d’une phrase prononcée par le Président de la République lors des commémorations du soixante-dixième anniversaire de l’entrée de l’Armée rouge dans le camp d’extermination d’Auschwitz. Ce texte est à relier au Manifeste des nègres insoumis qui dénonce la hiérarchisation dans l’indignation. Les deux textes procèdent de la même démarche de dénonciation du fait qu’on dise que la Shoah est le pire des génocides de l’Histoire de l’Humanité. Ils considèrent, même si ce n’est pas dit comme cela, qu’il est plus facile pour un juif d’attirer à lui la compassion des gens indignés par l’injustice que pour un autre Français.
Si j’ai décidé d’en parler, ce n’est pas pour faire de la publicité à des thèses connues qui peuvent être relayées indifféremment par des gens animés de mauvaises intentions ou par des personnes qui ne font que percevoir ce qui à leur yeux n’est qu’injustice, mais parce qu’il est toujours important de répondre à des idées qui nourrissent ici la confusion, là le rejet.
Quand on étudie la Shoah, au-delà des textes les plus connus ou des articles de presse, on voit bien ce qui fait la spécificité de ce crime. Personne n’a jamais voulu exterminer les Noirs de la surface de la terre, ils étaient trop utiles comme esclaves. L’aliénation des peuples africains sur le plan culturel ou économique que personne ne peut nier n’était qu’un élément, un de plus, des logiques de domination ou d’exploitation qui ont fonctionné à plusieurs reprises dans l’Histoire. oui, il y a nombre de textes racistes et de préjugés reproduits parfois par les esprits les plus brillants…
La Shoah – la destruction des Juifs d’Europe, était la réalisation d’un programme politique et c’est toute une machine industrielle et économique qui fut organisée pour y parvenir. C’était une entreprise de mort.
J’ai pu me rendre à Gorée et à Auschwitz. Dans ces lieux symboles de crimes de masse, différents à bien des égards, je ne crois pas qu’on ressente « plus » ou « moins » le poids de l’horreur. D’autant que, les nazis, eux, ne faisaient pas tant de différence entre Noirs, juifs et Tziganes.
Ce sont les auteurs de ce texte qui commettent l’erreur qu’ils reprochent à François Hollande de commettre car vouloir comparer les crimes entre eux revient logiquement à les hiérarchiser. Il n’y a pas de petit crime contre l’Humanité et cela ne se négocie pas à coup de millions de victimes.
Ils se trompent aussi dans leur dénonciation des violences racistes. Les crimes racistes quand ils sont connus sont dénoncés, mais n’ont ils pas remarqué, les auteurs, que la dénonciation du racisme en France ne mobilisait guère ces dernières années ? Les manifestations de protestation et de solidarité après les meurtres commis par Mohamed Merah n’ont rassemblé qu’une poignée de personnes. Les crimes de Créteil n’ont mobilisé que quelques centaines de personnes. Les mouvements de solidarité avec les Roms sont groupusculaires et la lutte contre l’islamophobie n’a provoqué aucun mouvement de masse.
Ce n’est pas par la jalousie que l’on traite ces problèmes. C’est par l’organisation et le rassemblement et un travail d’influence. Il a déjà commencé. Chaque 10 mai, dans toute la France, on se rassemble au cours de cérémonies républicaines pour honorer la mémoire des victimes de la traite négrière. Chaque 23 mai, c’est la même initiative grâce notamment au CM 98 pour citer un exemple parmi d’autres.
Le gouvernement actuel ne fait probablement pas assez, mais cela faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu un pouvoir politique aussi réceptif. Et je crois qu’aucune famille afro-antillaise n’est disposée à laisser tuer ses enfants pour que l’on vérifie si la Nation les honorent autant que s’ils étaient juifs…
Alors oui « nous » ne faisons pas la « une » des médias. Mais sommes-nous organisés suffisamment pour inonder le pays de ces actions de sensibilisation qui ne montent pas les uns contre les autres, qui ne cherchent pas à minimiser d’autres grandes tragédies de l’Histoire ?
A travers tous les crimes de l’Histoire, on voit bien ce qu’un homme peut faire à un autre. On peut, avec raison, s’insurger de la place insuffisante faire à la traite négrière, mais pendant ce temps, Boko Haram continue de dévaster le Nigeria, et les Shababs, la Somalie dans des massacres qui se déroulent en silence ne sont pas l’œuvre des Occidentaux…
N’insultons pas la mémoire de millions d’innocents, mais honorons-là plutôt y compris en créant les conditions pour que ces pays où l’on voit qu’aucune leçon n’a été tirée des grands crimes du 20e siècle, l’horreur cède enfin la place à l’espoir.
Frantz Fanon n’avait jamais oublié cette formule de son son professeur de philosophie : «Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous… Un antisémite est forcément négrophobe ». Frantz Fanon qu’on ne lit jamais entièrement qui écrivait dans Peaux noires, masques blancs : « L’antisémitisme me touche en pleine chair, je m’émeus, une contestation effroyable m’anémie, on me refuse la possibilité d’être un homme.  »
Avant l’auteur des Damnés de la terre, Aimé Césaire en avait donné la liste, une sorte de « Je suis Charlie » avant la lettre, dans son Cahier d’un retour au pays natal :  » Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes- panthères, je serais un homme-juif – un homme-cafre un homme-hindou-de-Calcutta – un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas. »
Et voilà, en ciblant l’autre, c’est sur nous-mêmes que nous tirons.
Pierre Kanuty
Conseiler Régional PS Ile-de-France

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