Exposition de Yolande Gaspard

 Picturophonie des liens Musique et peinture. Peinture et musique.

— Par Philippe Charvein

Deux univers, en apparence opposés, mais qui se rejoignent à travers les différents médiums utilisés par Yolande Gaspard (peinture acrylique sur toile, bois chantourné, argile sculptée, papier) afin de tisser et retisser les liens qui unissent les êtres, les consciences, les histoires. Monde bien singulier, en effet, que celui que nous restitue l’artiste peintre puisque construit sur les ramifications inextricables et diverses ; sur ces formes qui se mêlent et s’entremêlent en permanence ; sur ces maelstroms de fulgurances s’imbriquant les uns dans les autres, saturant souvent la toile ; débordant même le cadre de celle-ci. Monde d’assonances et de dissonances, de chaos et de « cacophonie musicale » où ce qui est disharmonieux est pourtant gage d’harmonie et de partition internes… gage d’une certaine unité d’ensemble ; une unité d’autant plus forte et dynamique qu’elle s’enracine dans le divers.

Yolande Gaspard restitue d’abord les liens qui unissent les êtres à la terre, en témoignent ces deux toiles intitulées « La terre est ta mère ». Toiles qui mettent en évidence une gerbe orange, illustrant une énergie permanente ; une énergie – souterraine – qui couve et à laquelle se greffent de nombreux liens. Notre regard est aussi attiré par ces formes blanches sculptées – des formes premières vitales ? – qui contribuent à « personnifier » cette terre assurant son salut et sa survie à l’humanité tout entière. Spectacle inédit que celui de cette terre qui bouillonne d’énergie et suscite, sous l’impulsion de sa propre partition, les constructions les plus diverses… formes qui se déconstruisent pour se reconstruire selon un cycle vital permanent. Remarquons ces constructions grises qui se défont – sans cesse – et parsèment les toiles, comme pour mieux illustrer cette vie qui s’organise… et monte des profondeurs.

Yolande Gaspard nous inscrit donc au cœur d’un processus premier et intime ; processus mystérieux où la vie s’agence… nous « parle » presque ; au cœur de ce lien matrimonial et intime, de là l’expression « La terre est ta mère ». Notons au passage la rime entre les termes « terre » et « mère » soulignant, de manière phonique, la réalité de ce lien. S’inscrivant dans le sillage de ces deux toiles, la réalisation de l’artiste peintre intitulée « Black Magma » met en évidence une énergie concentrée et compacte ; prête, semble-t-il, à exploser, à imposer le souffle de son injonction vitale… et créatrice. Magma inédit, « magique » même que celui-ci puisqu’il s’impose comme une matière travaillée, sculptée.

Une réminiscence des formes premières et primaires, symboles de puissance ? Des « laves cordées » ? Ces formes premières et primaires qui seraient par ailleurs redoublées, en témoignent ces fils rouges que l’on observe sur la structure et qui s’imposent comme des… « veines » où circulent encore – et toujours – ce sang vital des origines.

Cette masse compacte n’est pas, en outre, sans évoquer la complexité du monde noir ; monde d’entrelacs et de méandres, comme autant de possibilités de manifestations.

L’aspect formel même de cette toile est symbolique : tout en longueur, sur fond rouge ; lequel est parsemé de tracés s’imposant comme des embranchements, des voies diverses. Manière, pour Yolande Gaspard, de restituer un cycle et une vitalité permanente, que matérialisent bien ces tracés sur la toile préfigurant la masse concrète actuelle !

Le monde figuré par Yolande Gaspard est un monde de liens s’imbriquant les uns dans les autres ; un monde de connexions inextricables s’emboîtant les unes aux autres en permanence ; peut-être aussi le monde numérique des réseaux. Monde de chaos constructeur… monde magique ; qu’il soit intérieur ou extérieur. Cette perspective est illustrée dans des toiles aussi diverses que

« Tomographie de mon cerveau peignant », « Tableau d’un retour aux racines natales », « Arbo’rythme », « chaos Fil’Harmonique », « United Minds of Humanity », « Caribbean Under Construction », « Variations sur un sol ».

Autant de toiles, en effet, qui nous inscrivent au cœur d’un univers évoqué dans ses circonvolutions et ses fulgurances ; dans ses entrelacs permanents ; dans ses multiples connexions. L’artiste peintre rejoint là la cohorte de ces artistes qui soulignent les correspondances entre la matière du monde minéral et les structures des êtres vivants ; comme s’il s’agissait de radiographier les choses pour révéler notamment la vérité des individus. Sans multiplier les faits, relevons ce maelstrom inédit à l’œuvre dans la première toile que nous avons citée. Un maelstrom qui matérialise bien la puissance cérébrale à l’œuvre au moment de la conception d’une toile. Une puissance cérébrale au moyen de laquelle l’artiste peintre – en situation – explore les pans les plus inattendus ; se perd littéralement dans l’acte au moyen duquel elle donne vie à une œuvre.

Ces liens qui prennent la forme de racines formant elles aussi un entrelacs : telle est la perspective illustrée dans la deuxième toile et sur laquelle il nous est donné la possibilité d’apprécier un processus vital, paradoxalement rehaussé par la partie grise, à gauche. Cette partie grise a ceci de singulier qu’elle s’impose comme une sorte de… radiographie d’une vie interne faite d’entrelacs et de connexions. Une vie interne qui semble se régénérer en permanence, de là cette opposition entre cette partie grise et ces feuilles rouges, en haut, à droite, semblant pauvres en comparaison. Même cette plaque d’argile (qui semble inerte et morte) s’inscrit dans ce cycle régénérateur puisqu’il préfigure une construction future, un ensemble qui ne tardera pas à être comblé.

Ces liens qui s’imposent comme des vibrations « musicales », parcourant toute la gamme entre harmonie et disharmonie mais qui, précisément en cela, traduisent la force vitale ; le rythme vital, la vivacité incessante. Cette perspective rassemble tout particulièrement « Arbo’rythme », « chaos Fil’Harmonique » et « Variations sur un sol ».

Toiles qui restituent ce rythme magique et démesuré qui traverse une nature elle-même magique. Sous l’effet de ce rythme (émanant peut-être de ces tambours animés) les arbres et la nature se déhanchent ; sont traversés de vibrations et de pulsations (à la limite de la « déconstruction », non de la « destruction »), en témoignent ces mouvements d’étirement que l’on observe sur les branches ; mouvements d’étirement rendus aussi visibles par ces tracés bleus qui s’imposent comme des marqueurs pointant des battements internes.

Mouvement plus démesuré, plus marqué dans cette jungle figurée dans « chaos Fil’Harmonique ». Apprécions d’abord le jeu de mots que constitue le titre même et qui porte en germes la réalité de l’univers divers et multiple de Yolande Gaspard : un univers où le chaos est la norme ; où l’harmonie prend corps dans le chaos ; où le chaos est harmonieux ; où la disharmonie est harmonieuse, précisément, du fait de ces nombreuses interconnexions et autres entrelacs traduisant un dynamisme vital inédit. Surcharge de couleurs et de formes, que redoublent ces ficelles qui débordent du cadre même de la toile, comme pour mieux rendre concrète et palpable cette idée selon laquelle le monde serait une sorte de Tout Monde aux multiples ramifications ; aux sources d’inspirations les plus infinies… un monde où se croisent en permanence les cultures les plus diverses… où le vide est sans cesse comblé par de nouvelles coutures… de nouveaux liens, en somme.

Des liens qui nous inscrivent dans une vaste partition de musique au cœur de laquelle il importe de composer la sienne. Perspective illustrée dans cette toile « Variations sur un sol » où il est précisément possible de distinguer une forêt de notes de musique et de clés de solfège… aux allures d’infini. Allégorie artistique d’un monde où les sons répondent aux sons selon le principe d’une mystérieuse « variation » ! Hymne à l’adresse d’une « musique » magique au rythme de laquelle s’animent les formes et le musicien évoqué métonymiquement par son clavier et son bakoua.

Des liens qui s’inscrivent et nous inscrivent dans la construction d’une identité commune. Une identité nullement figée ! Toujours en mouvement ! Cette perspective est illustrée dans la toile intitulée « Caribbean Under Construction » où sont exposés des visages… des visages se faisant face ou regardant dans toutes les directions… des visages que rehaussent les tracés blancs – s’imposant comme de nouvelles connexions – et ces encarts blancs leur conférant une aura d’absolu ; renforçant leur matérialité qui se découpe sur un arrière-plan marron ; lequel arrière-plan n’est pas totalement sans conférer une atmosphère de « début du monde » à l’ensemble. Ces visages d’humanité qui sont des aboutissements possibles de la matière en devenir du monde.

Sous le pinceau de Yolande Gaspard, donc, la Caraïbe est un mélange d’identités regardant vers des horizons multiples ; une communauté d’individus et d’histoires se connectant les uns aux autres, les unes aux autres. Sous le pinceau de Yolande Gaspard, nous sommes invités à explorer les profondeurs d’une identité commune riche de ses diversités… profondeurs où… tout n’est qu’éclosions constructives !

Des liens qui construisent finalement une humanité tout entière… notre humanité, comme le montre la toile intitulée « United Minds of Humanity ». Apothéose de liens s’entrelaçant, se mêlant, s’imbriquant les uns aux autres… figurant la rencontre entre tous ces esprits, mis en relation les uns avec les autres et donnant ainsi sa densité à notre humanité. Notre humanité qui est ainsi nourrie, irriguée de toutes les connexions susceptibles de lui faire gagner en épaisseur. Est-ce un hasard si les visages ici représentés sont féminins ?

Le thème du visage est d’autant plus important pour Yolande Gaspard qu’il est l’un des médiums au moyen desquels il nous est possible de retrouver une certaine temporalité musicale, contestant ainsi l’ordre inexorable – et tragique – du temps qui passe. Perspective illustrée dans la toile intitulée « Chrono Blues » où il est possible de distinguer deux visages sur fond orange. Visages à peine esquissés, certes, essayant d’imprimer – de surimposer ? – leur présence sur un arrière-plan saturé en énergies ne leur laissant que peu de place. Un arrière-plan qui symbolise l’ordre établi dans toute sa force et au cœur duquel l’identité personnelle à tendance à s’effacer, à se diluer. Avec ces deux visages, l’artiste peintre figure une humanité qui essaie de faire valoir son droit à l’existence ; d’afficher la réalité de son être envers et contre tout.

L’exposition de Yolande Gaspard est un hommage à la pensée d’un Tout Monde… un monde fait (nous l’avons dit) d’interconnexions incessantes, de mises en relation… un monde nullement linéaire ou hiérarchisé. Un monde – en apparence – désorganisé, en plein chaos. Un monde « penché », en somme, de biais. C’est peut-être comme cela qu’il faut apprécier ce « Bâton Rouge » (ce bois chantourné sur cadre) s’imposant peut-être comme une évocation métonymique d’Edouard GLISSANT qui précisément a enseigné à… Bâton Rouge (une université américaine). Ce bâton penché qui – précisément du fait de sa nature – semble orchestrer le ballet auquel se livrent les deux formes saisies devant lui. Hymne à une « harmonie » brisée, mais qui se révèle le prélude à une nouvelle expression ; une nouvelle manifestation !

L’exposition de Yolande Gaspard est également un hymne à la femme et aux multiples possibilités la caractérisant. Cette perspective est illustrée dans des réalisations aussi diverses que « Maestria », « Dea Ex Machina », « K.R.A.F.T (Kréyatif Roots And Female Talent », « Femme Tête de Pont » et la série des « Fanm Sé Rasin ». Autant de réalisations artistiques dont la particularité est de montrer les possibilités prodigieuses des femmes, leur… « élasticité » au moyen de laquelle elles échappent aux cadres définis irrémédiablement. Sans multiplier les faits, évoquons, par exemple, le côté « dépouillé » de la première toile mentionnée. Quelques tracés informels, sorte de zébrures ; une forme féminine et un violoncelle !

Manière, pour l’artiste peintre, de condenser tout l’art de la musicienne qui orchestre les sons et les notes avec… maestria ! Un art non dénué de fulgurances, en témoignent, justement, ces mêmes tracés informels et désorganisés. Ces tracés qui s’imposent comme une sorte d’écriture – musicale – énigmatique.

Approche différente dans la deuxième toile mentionnée dans la mesure où elle nous montre un « être » énigmatique dont le corps ressemble à une… note de musique, non dénué de grâce et de sensualité. Une note de musique – une forme féminine – qui agence ; donne le tempo, le rythme, le pas de danse et semble sur le point de s’élancer hors du cadre du miroir.

La femme, sous le pinceau de Yolande Gaspard, est un être protéiforme ; chaque forme s’imposant comme un renouveau, une expansion. Approche esthétique particulièrement rendue par la série des « Fanm Sé Rasin » où tout, précisément, est un hymne à ce pouvoir régénérateur inhérent à la femme ; que ce soit les cadres des toiles (s’imposant comme des écorces) ou le motif de la « racine » à laquelle est adossé le visage féminin… comme un fruit, prélude à de nouvelles éclosions.

Philippe Charvein , le 24/03/2024