«En France, les Africains du Nord et du Sahel se sont retrouvés entre eux»

 Hugues Lagrange, l’auteur du «Déni des cultures», publie un essai passionnant sur la vie des immigrés du Sahel en Ile-de-France, qui fait un singulier écho à la guerre du Mali. Entretien.

Au moment où sort votre nouveau livre – «En terre étrangère» consacré aux immigrés du Sahel qui vivent en Ile-de-France, la France est en guerre au Mali…

Hugues Lagrange : Cette guerre jette une lumière vive sur les divisions morales des sociétés du Sahel. Bien avant les indépendances, à la fin du XIXe siècle, des réformateurs musulmans avaient affirmé la nécessité d’adapter la loi familiale musulmane à la modernisation des sociétés. En 2009, au Mali, l’adoption d’un Code de la Famille égalitaire entre les sexes a suscité des affrontements. Aujourd’hui, les djihadistes prétendent instaurer la charia. Les enjeux moraux, notamment la place de la femme, escamotés au moment des indépendances, surgissent ainsi, et ces débats qui s’énoncent dans la violence de la guerre ne sont pas sans résonance dans l’immigration.

Cette immigration, vous la racontez dans un texte singulier. Parfois même poétique. Pourquoi avoir choisi ce ton si personnel?

Cela vient peut-être du sentiment d’un échec (auquel j’ai participé) des sciences sociales qui peinent à rendre compte du rapport à des êtres qui vous impliquent. Je n’avais pas envie d’être neutre. Je souhaitais faire parler les pâles façades des HLM. A la fin des années 1990, j’ai travaillé sur le décrochage social et scolaire des adolescents dans le Val-de-Seine, aux Mureaux et à Mantes-la- Jolie.

Les adolescents, quand on leur parlait de la vie de leurs parents, donnaient des réponses lacunaires. Alors j’ai voulu rencontrer ces parents. Entre 2003 et 2011, j’ai enregistré les histoires de vie de 80 familles. Deux choses m’ont frappé: d’abord, quand on regarde le paysage urbain, rien ne laisse penser qu’une ville noire est tapie dans la ville. Et puis on s’aperçoit aussi que c’est un espace ségrégué, les hommes d’un côté et les femmes de l’autre.

Quel est le parcours de ces immigrés?

Maliens, Mauritaniens, Sénégalais, envoyés par leur village, ils arrivent à la fin des années 1960 et dans les années 1970 pendant la période de plein emploi, à l’appel des entreprises automobiles. Ils vivent dans des foyers, puis vont s’installer en HLM et font venir leurs femmes.

Dans les années 1980-1990 arrive une deuxième vague, souvent avec des visas de tourisme, qui n’est pas sûre de trouver un emploi. Ceux-là ne passent pas par le foyer, et ne sont pas structurés par l’univers de l’usine. Les femmes, elles, sont seules.

Vous êtes parvenu à entrer dans l’univers de ces femmes, dont vous décrivez l’isolement.

Mariées juste après la puberté, elles sont transportées dans un univers complètement étranger. Elles vivaient dans le monde horizontal, presque amniotique de la famille élargie. Ici, l’homme parti dans la journée, elles se retrouvent seules, ne parlent pas forcément le français. Certains hommes ne veulent pas qu’elles se mélangent, y compris avec d’autres femmes africaines. Elles sont très vite absorbées par les naissances et le soin des enfants. La PMI (Protection maternelle et infantile) devient pour elles un lieu de socialisation et d’émancipation.

Les hommes n’y sont pas toujours favorables, car c’est un lieu qui, à travers le conseil de médecins, conduit les femmes à réfléchir à la maîtrise des naissances, à envisager une vie hors des guides de la tradition, donc met en jeu leur pouvoir. Eux-mêmes ont une sociabilité parfois superficielle, et travaillent dans des conditions dures. Ils sont rétifs à ce que les femmes aient un emploi, même à temps partiel, et utilisent les modes de garde collectifs.

Pourtant, la plupart, quand ils sont arrivés en France, avec une certaine candeur, voulaient être comme des Européens. C’était la période de mimésis, les immigrés du Sahel sortis des foyers voulurent se couler dans une façon d’être européenne.

Vous racontez qu’ils allaient danser…

Oui. Ils allaient au bal, écoutaient des disques. Ils voulaient de la modernité et du confort, développer des trajectoires professionnelles. Certains me disent: «J’étais un Bounty», un faux Noir, noir dehors, et blanc dedans. Mais, à mesure que leur situation est rendue plus précaire du fait de la crise économique, l’idée d’un accomplissement est apparue de plus en plus chimérique.

D’autant que la xénophobie s’est développée dans les années 1990, et la ségrégation a très fortement progressé entre 1990 et 2000, avec le départ d’autochtones et d’autres populations immigrées, comme les Portugais, des quartiers vers les zones pavillonnaires. Les Africains du Nord et du Sahel se sont retrouvés entre eux. La mimésis, pour les hommes, devint intenable. Alors, ils ont tourné de plus en plus leur regard vers l’Afrique.

Quelles sont les conséquences pour leurs enfants, les femmes?

Ils aimeraient mieux, bien sûr, qu’ils réussissent à l’école. Mais ces hommes n’envisagent pas une vie durable en France. Ils comprennent mal les exigences de l’école… D’ailleurs beaucoup de pères, en plein désarroi, renvoient un temps leurs enfants en Afrique, espérant qu’elle parvienne à les façonner. La parole parentale n’est pas cohérente. Les hommes sont dévalorisés à l’extérieur, et les femmes, à l’intérieur de la famille. L’autorité des parents n’est pas reconnue par les jeunes, et leurs difficultés commencent très tôt.

Les hommes du Sahel se sont crispés sur la tradition, les femmes se sont rebellées en partant de la tradition. Elles ne contestent pas le fait que leur famille leur ait donné un mari qu’elles n’ont pas choisi. Mais, sans rejeter leur africanité, elles, qui ne prétendaient pas adopter le style des Occidentales, ont cherché à sortir et à travailler

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HUGUES LAGRANGE est sociologue (CNRS et Sciences-Po). Il s’est interrogé sur l’incidence de la culture dans les phénomènes de délinquance et de réussite scolaire. Il est notamment l’auteur de «la Civilité à l’épreuve. Crime et sentiment d’insécurité» (PUF, 1995), «De l’affrontement à l’esquive. Violences, délinquances et usages de drogues» (Syros, 2001). La publication en 2010 du «Déni des cultures» (Seuil) a suscité de vifs débats. Il publie «En terre étrangère. Vies d’immigrés du Sahel en Ile-de-France» au Seuil.