Mauvaises filles. « Autour de ton cou », de Chimamanda Ngozi Adichie,

Méfiez-vous de l’eau qui dort – et des femmes dociles. Celles qu’on croise dans Autour de ton cou, recueil de nouvelles de Chimamanda Ngozi Adichie, sont aussi radicales qu’imprévisibles. Non pas que, tout à trac, provoquant chalands et caméras, elles se mettent torse nu dans la rue, à la façon des féministes du réseau Femen ; ou qu’elles se lancent, en pleine église, dans un rock endiablé à la Pussy Riot. Non : quand elles tournent le dos à la norme, les femmes de Ngozi Adichie le font sans cri, sans bruit. Elles quittent la scène en solitaire. Leur départ inattendu rompt net avec le passé, comme le fil d’un rasoir.

Elles sont les cousines, version classe moyenne, du petit peuple batailleur et désenchanté de Sefi Atta, dépeint dans Nouvelles du pays (Actes Sud, « Le Monde des livres » du 9 novembre 2012), et de l’adolescence meurtrie racontée par Chris Abani dans Le Corps rebelle d’Abigail Tansi (Albin Michel, 2010). Nouvelle génération, nouvelles manières de voir : du chaudron anglophone du Nigeria, une constellation d’écrivains de haut vol, la plupart installés aux Etats-Unis, est en train de naître. Constellation dont fait aussi partie le New-Yorkais d’adoption Teju Cole (Open City, Denoël, « Le Monde des livres » du 10 octobre 2012).

Les Etats-Unis et rien d’autre : ce n’est pas à Paris, en tout cas, que rêvent de s’envoler, à l’image de leurs auteurs, les personnages de ces livres métis. Dans « L’Ambassade américaine », une des treize nouvelles qui composent Autour de ton cou, la femme d’un opposant politique fait la queue, sur un trottoir de Lagos, la capitale nigériane, pour déposer sa demande de visa. Elle remâche dans sa tête l’enfer qu’elle vient de vivre : la mort de son petit garçon, tué par des miliciens du régime ; la fuite hors des frontières de son mari, journaliste menacé… Arrivée au guichet, face à l’employée qui l’encourage, elle finit par tourner les talons, incapable, réalise-t-elle, de « vendre » l’histoire de son enfant « en échange d’un visa pour la sécurité ». Même révolte muette, même volte-face soudaine dans « Les Marieuses » et « Jumping Monkey Hill ». Le chemin qu’on a tracé pour elles, voilà que ces femmes n’en veulent plus. Elles ne demandent rien. Elles s’en vont.

DE PRINCETON AU CAP

La force du dénouement, dans tous les sens du terme, et l’art du flash-back, utilisé de manière compulsive et subtile, caractérisent chacune des nouvelles. L’homosexualité est présente : assumée, à peine pensée ou discriminée, elle est un révélateur – parfois très drôle – de l’état des sociétés contemporaines, de Princeton au Cap.

Qu’il s’agisse d’une soeur jalouse (à mort) de son frère, de deux femmes que les hasards d’un pogrom réunissent, d’une jeune émigrée qui tombe amoureuse d’un petit Américain aux yeux verts, ou de deux voisines de palier, les héroïnes de Chimamanda Ngozi Adichie marchent toujours par deux. Elles se débattent, plus qu’elles ne se battent. Contre elles-mêmes, principalement : leurs monologues, émaillés de mots en langue ibo, disent la solitude glacée des migrants à peau noire, des femmes blessées, des déracinés volontaires.

Sur les treize nouvelles du recueil, plus de la moitié se passent en Afrique, les autres en Amérique : on ne quitte jamais tout à fait les lieux où l’on a grandi et c’est ce balancement d’une terre à l’autre, cette mobilité inquiète qui nourrit l’écriture délicate de Chimamanda Ngozi Adichie.

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Autour de ton cou (The Thing Around Your Neck), de Chimamanda Ngozi Adichie, traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal, Gallimard, « Du monde entier », 304 p., 22,50 €.

Catherine Simon