Dieudonné fait ressurgir un antisémitisme postcolonial

— Par Jean-Loup Amselle (Anthropologue, professeur à l’EHESS) —

dieudonne_quenelle-325Même si des objectifs de stratégie politique personnelle, on peut l’estimer, ne sont pas absents de la campagne menée par Manuel Valls à l’encontre de Dieudonné, l’écho rencontré par celui qui n’est plus tant un comique qu’un homme politique, nécessite une analyse ne se contentant pas de reprendre les réflexions classiques sur l’antisémitisme français des années 1930.

En effet, la proximité de Dieudonné avec Jean-Marie Le Pen, et donc avec le vieil antisémitisme français, a obscurci la nouvelle configuration au sein de laquelle se déploie l’humour très spécial du locataire du Théâtre de la Main d’or.

DEUX POIDS, DEUX MESURES

Il est impossible d’ignorer le contexte du nouvel antisémitisme, celui qui est représenté aussi bien par les « blagues » de mauvais goût sur la déportation des juifs pendant la seconde guerre mondiale que par les « quenelles », ce salut « bien de chez nous », effectué tant par Dieudonné que par ses supporteurs, au premier rang desquels figure en bonne place le footballeur Nicolas Anelka.

La dernière provocation du trublion du ballon rond français attire en effet notre attention sur le fait que Nicolas Anelka est musulman, et, qu’à ce titre, son geste ne peut être considéré indépendamment, non pas tant des relations plus ou moins hostiles ayant existé depuis des siècles entre les prétendues « communautés » juive et musulmane, que du conflit éminemment contemporain opposant l’Etat d’Israël et la Palestine.

Si Dieudonné rencontre un tel succès dans ses spectacles et sur la Toile, ce n’est pas ou pas seulement parce qu’il reprend la vieille ritournelle des années 1930 sur les « juifs ploutocrates », c’est aussi et surtout parce qu’il parle au nom du fameux deux poids, deux mesures, maître mot des idées postcoloniales.

La popularité de Dieudonné tient au fait que si, pour lui, on peut s’en prendre impunément ou presque aux Noirs, aux Arabes, aux musulmans, en un mot aux subalternes, il est quasiment impossible, en raison du poids du lobby juif dans l’économie et dans les médias, de toucher à un seul cheveu des juifs ou de toucher à Israël sans être immédiatement taxé d’antisémitisme.

ANTISIONISME ET ANTISÉMITISME

Il est vrai que la confusion savamment entretenue, par ailleurs, entre antisionisme et antisémitisme, et dont ont souffert en leur temps Edgar Morin et quelques autres, n’est pas pour rien dans la séduction qu’exercent les idées de Dieudonné sur un public discriminé, celui des quartiers dits sensibles au sein desquels circule toute une littérature antisémite nouvelle manière, s’appuyant précisément sur l’antagonisme pluridécennal entre Israël et la Palestine.

A cet égard, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur le parcours politico-idéologique sinueux de Dieudonné. Au départ mobilisé contre l’impérialisme et le Front national, il s’est ensuite rapproché de Jean-Marie Le Pen et a adopté une posture clairement antisémite et négationniste.

Cette attitude correspond chez lui à un rejet de l’universalisme républicain, représenté notamment par SOS-Racisme, et coupable à ses yeux d’occulter les différences raciales. De sorte qu’il en est venu à apprécier, dans la pensée de Jean-Marie Le Pen, la reconnaissance de l’existence de la race, des différentes races, reconnaissance qui fonde chez lui sa thématique du métissage, envisagé comme la coexistence de races distinctes au sein de la communauté nationale.

En cela, il se distinguait de Kemi Seba, le leader de la défunte Tribu Ka, hostile pour sa part à la coexistence des races et défenseur acharné de la suprématie de la race noire ou « kémite », même si, depuis quelque temps, les deux idéologues se sont rapprochés et communient dans une même conception du martyre de la race noire opprimée par le « complot judéo-maçonnique ».

UNE SUJÉTION ESCLAVAGISTE ET COLONIALE

Selon eux, les Noirs ont de tout temps été opprimés et exploités par les Blancs mais surtout par les juifs – et on retrouve là l’un des thèmes majeurs de la Nation of Islam nord-américaine – qui auraient été les instruments majeurs de la traite négrière atlantique…

On peut observer ici un premier point de dérapage antisémite, qu’on retrouvera ensuite dans les notions de lobby, de communauté ou de peuple juif, car même s’il était avéré – ce qui n’est au demeurant pas le cas – que les juifs ont joué un rôle prépondérant dans la traite esclavagiste, il resterait à prouver qu’ils ont participé à cette entreprise en tant que juifs, et non tout simplement en tant que négriers.

Quoi qu’il en soit, cette sujétion esclavagiste et coloniale se poursuivrait aujourd’hui avec la nouvelle traite que subit l’Afrique : celle du pillage des matières premières, et bien entendu par la colonisation sioniste de la Palestine et la fondation de l’Etat d’Israël, qui représente la nouvelle figure de l’apartheid au Proche-Orient.

Ce qui unit paradoxalement des idéologues comme Dieudonné et Kemi Seba à des essayistes comme Alain Soral ou à des leaders politiques comme Florian Philippot du Front national, c’est une même haine du mondialisme et la défense d’une sorte de développement séparé, visant à ériger des frontières entre les peuples noir, arabe et blanc.

Il s’agit aussi pour Dieudonné et ses acolytes, tout comme pour le Front national, de protéger ces peuples supposément autochtones ou enracinés, en particulier les Palestiniens, de l’action malfaisante du lobby sioniste qui est censé ne compter que des juifs, eux-mêmes assimilés d’emblée à une communauté ou à un peuple.

Comme le déclare Kemi Seba, les Arabes et les Noirs ont bel et bien un ennemi commun, les colons juifs, et cet ennemi commun fonde leur solidarité anti-impérialiste. En effet, au sein de cette thématique, le colon juif ou le lobby sioniste occupent par excellence, et même si les juifs revendiquent la primauté de l’occupation du territoire israélien, la position du groupe déterritorialisé, nomade, renvoyant par là à l’image ancienne du juif errant ou du peuple sans feu ni lieu.

Par une sorte de transmutation de l’anti-impérialisme des années 1970 en lutte des races, le Palestinien, l’Africain, mais aussi le Français de souche, en tant que représentants des peuples autochtones, en sont venus à représenter l’antithèse absolue du colon juif déraciné et sioniste, désespérément à la recherche d’une terre où il puisse exercer ses méfaits et sucer le sang de ses victimes.

August Bebel (1840-1913), l’un des fondateurs du SPD allemand, déclarait au tout début du XXe siècle que l’antisémitisme était le socialisme des imbéciles. On peut se demander si cette formule ne devrait pas s’appliquer tout autant au postcolonialisme de Dieudonné et de ses supporteurs.

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Jean-Loup Amselle (Anthropologue, professeur à l’EHESS)  est l’auteur de « L’Ethnicisation de la France », éditions Lignes, 2011.

http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/12/31/affaire-dieudonne-un-antisemitisme-postcolonial_4341645_3232.html