Dominique Berthet, Pour une critique d’art engagée, L’Harmattan, 2013.

— Présentation par Sentier, artiste plasticien et enseignant au Campus Caraïbéen des Arts —

berthet_pour_une_critique_eL’engagement du critique pour Dominique Berthet est dans une grande proximité avec celui de l’artiste pour qui il s’agit de rendre visible un point de vue de la manière la plus indépendante possible. Il est crucial de comprendre que la création artistique actuelle est une démarche éminemment individuelle, unique, singulière. Avant d’être une production qui s’adresse à des spectateurs, des lecteurs ou des auditeurs, c’est une recherche personnelle, intime, secrète et silencieuse. Connaître ce qu’est le silence de l’intériorité est essentiel pour comprendre ce qu’est réellement une démarche artistique. La caractéristique principale de la création artistique est la communication de cette expérience d’isolement, de solitude, d’exploration de son propre imaginaire. L’artiste est le seul maître de sa pratique, un domaine dans lequel nul ne saurait intervenir à part lui. Il peut pratiquer dans tous les lieux où il peut puiser des ressources, où il trouve du matériel, où il trouve matière à spéculations et à improvisations. Il est seul à pouvoir circuler dans le labyrinthe de ses intuitions. Toutefois, plus la sphère de communication de l’artiste s’élargit, plus la présence de son œuvre dans le collectif se confirme, et plus son champ de solitude devient perméable aux intrusions extérieures. Il lui faut alors être très vigilant afin de ne pas s’égarer. Bien sûr, la nécessité de la mise en rapport de l’œuvre avec le collectif reste l’objectif premier du créateur, mais cela ne peut pas se faire à n’importe quel prix. Cette conception du sujet créateur autonome n’a pas existé dans toutes les époques. Pendant longtemps, les artistes furent avant tout sollicités pour leurs compétences techniques mises au service des cultes ou des pouvoirs. Mais depuis le Siècle des lumières qui a vu apparaître une nouvelle vision de l’homme, la place de l’individu dans le collectif a été bouleversée. Chaque personne a maintenant des droits, chacun à la liberté de cultiver sa subjectivité, en théorie du moins. La création artistique peut être comprise comme l’activité la plus à même de permettre à quelqu’un de pousser cette expérience d’affirmation de soi le plus loin possible. Les artistes peuvent maintenant investir les espaces comme ils le désirent, en s’appropriant les murs des villes, les déserts ou les forêts, tout autant que les lieux virtuels. Les techniques se mêlent, le champ de l’art se déplace constamment de l’immatériel au matériel et vice versa. Il est de plus en plus complexe d’établir un cadre précis pour situer la pratique artistique, les limites de l’art deviennent floues. C’est à la fois passionnant et inquiétant, car il est possible de craindre une dissolution de l’art dans toutes les autres activités. Il est tout à fait concevable que l’artiste devienne critique et que le critique s’adonne à la création artistique.
Le critique lui-même explore d’autres domaines, il doit interroger les sciences humaines, l’histoire de l’art, la sociologie, l’anthropologie et il ne peut éviter le politique, c’est-à-dire une réflexion sur la place de l’art dans la société. Mais ces outils ne suffisent pas. Le critique est aussi quelqu’un qui œuvre à partir de ses émotions personnelles, il s’engage par intuition, mais il ne s’agit pas pour autant d’une posture égocentrique. Affirmer son point de vue dans la critique d’une œuvre d’art permet d’ouvrir des horizons en donnant à voir l’art sous un angle inédit. La critique la plus intéressante est certainement celle qui, à l’instar de l’œuvre d’art authentique, vise à déchirer les voiles des visions préconçues, à briser les tentatives de formatages des imaginaires.
L’artiste sait que son œuvre est destinée à être interprétée. Il ne peut cependant prévoir la nature de cette interprétation et d’ailleurs, assez tôt dans sa formation, il comprend qu’il vaut mieux renoncer à toute prévision. Dans l’atelier, il navigue à vue, en aveugle, il avance en terre inconnue. Il faut l’accepter, c’est incontournable même si cela est parfois inquiétant. Quand l’artiste comprend qu’il ne peut que se détourner de l’idée de maîtrise, il trouve alors cette liberté qu’il cherche laborieusement dès ses années d’apprentissage. Aujourd’hui les médias de masse occupent une place très importante, ils ont le pouvoir de fabriquer des opinions. La critique est souvent très insatisfaisante et réductrice et les textes critiques les plus fondés sont très souvent le fait d’écrivains qui développent une pensée personnelle dans un travail d’écriture. Ce qui est important dans la démarche de Dominique Berthet, c’est que c’est l’élaboration d’une critique mettant en évidence les rapports entre l’œuvre et ce qui se passe ici et maintenant, c’est-à-dire, pour reprendre le propos de Walter Benjamin, le hic et nunc de l’œuvre, ce qui correspond à une recherche d’authenticité. Un critique digne de ce nom cherche l’indépendance, il a l’intuition des ouvertures, des potentialités de devenir, des possibilités d’échanges, des glissements, des bouleversements contenus dans les œuvres, et ses écrits sont des créations qui cherchent à les mettre en évidence. Il réagit avec sa pratique de l’écriture. C’est important de le noter, car tout comme le plasticien dans ses relations aux techniques, c’est dans la pratique de son art qu’un écrivain construit sa pensée. Comme l’écrit Dominique Berthet, la critique d’art ne peut que s’inscrire dans un processus créateur.
Le plasticien, quant à lui, explore ce qui est hors du langage, il rend visible sa perception des champs d’indicibilité, de l’innommable, des lieux virtuels ou actuels où les mots perdent leurs sens, où du moins ils ne suffisent plus, mais où les idées continuent de surgir. L’art est un domaine privilégié où l’humain côtoie le non-humain. Parallèlement, pour Dominique Berthet, la critique est une tentative d’accéder à un au-delà du visible qui reste à découvrir dans toute œuvre.
L’art est un domaine dans lequel, sans qu’il y ait besoin de beaucoup de moyens, une grande liberté de mouvement est possible. L’artiste invente sa propre méthode de travail, il n’est plus contraint aujourd’hui de se soumettre à des règles. C’est cette dimension déstabilisante, aléatoire, de la création qui souvent inquiète et provoque des réactions négatives. La création artistique est l’objet de toutes les attentions de la part des pouvoirs économiques actuels qui résistent au fait que des zones d’émancipation et des solutions alternatives quant à la production et à la diffusion des œuvres échappent à leur contrôle.
Une œuvre d’art est toujours complexe, c’est un enchevêtrement de diverses intentions, de multiples gestes, c’est une superposition de moments, d’états d’esprit, d’humeurs, d’imprévus, immergée dans les variations contextuelles. L’art est difficile à déchiffrer pour celui qui n’est pas initié et qui pense pouvoir l’aborder immédiatement dans son intégralité, comme c’est le cas pour tant d’images aujourd’hui. Toutefois, il n’est pas réservé à un public de connaisseurs, car c’est certainement dans l’art que l’on trouve le plus grand nombre d’autodidactes, à la fois chez les amateurs et chez les praticiens. L’intuition artistique est très forte dans l’esprit de beaucoup de gens. Les utilitaristes pourront argumenter tant qu’ils voudront autour de l’idée que l’art est une production accessoire, voire superflue, chacun sait que c’est parce qu’il est inutile qu’il est nécessaire. Pour appréhender pleinement une œuvre digne de ce nom, il vaut mieux être averti, avoir l’expérience du rapport à l’œuvre, avoir été confronté à l’expérience de la création dont les voies sont multiples et souvent inattendues. La critique joue un rôle important sur ce plan, même si, bien sûr, elle ne saurait intervenir dans un processus d’explication.
Un chapitre du livre de Dominique Berthet est consacré à Walter Benjamin. Le philosophe juif allemand a construit sa pensée dans une contradiction apparente entre une réflexion théologique et une tentative d’élaborer une esthétique matérialiste. Il était à la fois très ancré dans l’actualité politique de son temps et, dans le même temps, préoccupé de tradition juive. Son texte majeur « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » garde toute sa force plus de soixante-dix ans après avoir été écrit, malgré le fait que les extraordinaires évolutions technologiques des dernières décennies ont changé la donne. La problématique abordée par le philosophe est cette bascule du statut de l’œuvre, passée d’un rapport intime, unique et authentique avec le regardeur, à une présence totalement métamorphosée dans le champ social lorsque la reproduction technique a été inventée. Que penserait Benjamin aujourd’hui devant le spectacle de toutes ces représentations dématérialisées et diffusées sur des millions d’écrans simultanément ? Il est très important que l’accès aux œuvres d’art soit le plus large possible afin de permettre à chacun de percevoir ce que signifie créer une œuvre. Mais malheureusement, il est bien difficile aujourd’hui d’affirmer que les productions de masse sont des œuvres réellement créatrices et que les outils de simulation virtuels permettent à chacun de créer en toute autonomie.
Dans la pensée de Benjamin, comme le souligne Dominique Berthet, la réflexion autour du salut, du sauvetage de l’humanité est très présente, il l’exprime notamment dans son approche du concept d’histoire. Il est difficile d’envisager l’idée d’un salut collectif par l’art, mais la pratique artistique, comme travail libéré des contraintes de la rentabilité et des conventions sociales sclérosantes, comme œuvre humaine en résistance à toute forme d’asservissement, peut servir de modèle pour une réflexion sur la réforme du travail qui accorderait à la création une place à tous les niveaux des hiérarchies sociales. Ne peut-on pas espérer que le travail soit un jour conçu comme un espace d’émancipation et de construction de son être singulier dans le collectif ? L’artiste, parfois sans s’en rendre compte, par le seul fait de tenter de rendre visible sa manière singulière de voir, perturbe les rationalisations aliénantes, les déshumanisations et les tentatives d’uniformisation. Affirmer par la critique l’autonomie de l’art, sa liberté, son refus des carcans, des compromissions, faire l’éloge du trouble et de l’imprévisible tout en offrant des outils théoriques à chacun pour le développement de son propre sens critique, voilà des propos dans lesquels cet ouvrage de Dominique Berthet est vigoureusement engagé.