Considérations sur la Grande Grève de Février 2009 en Martinique

— Par Patrick Chamoiseau —
En février 2009, des milliers de martiniquais ont bloqué la Martinique durant plusieurs semaines de suite. Une telle mobilisation reste encore hors de portée des Partis politiques ou des syndicats de ce pays. Il y a là un phénomène d’apparence politique aussi considérable que celui du 22 mai 1848 dans le nord de la Martinique, lequel avait précipité l’annonce de l’abolition de l’esclavage. Seulement, le mouvement de février 2009 n’a débouché que sur une liste de « produits de première nécessité » qui s’est perdue corps et âme dans le cynisme du Marché capitaliste… Comment considérer ce paradoxe ?

Dans une interview menée par Jean Bourgault, le 15 avril 2010, pour la revue les Temps Modernes, Patrick CHAMOISEAU analyse ce phénomène aussi puissant qu’énigmatique sous l’éclairage d’un imaginaire : celui de la Relation…


JEAN BOURGAULT – Quel regard portez-vous sur le mouvement de février 2009 en Martinique ?

Patrick CHAMOISEAU – Il y a plusieurs choses :d’abord ça a été un mouvement tout à fait énigmatique. Croire qu’on pourrait dès aujourd’hui donner des explications claires et définitives et mettre tout cela à plat, enlever les plis, les ombres, l’inconnaissable, ce serait être victime d’une illusion. Ce qui s’est produit mérite d’être étudié de manière très sérieuse, scientifique et aussi, d’ailleurs, poétique.

Il faut dire ensuite que ce serait une erreur de réduire ce qui a eu lieu à la seule revendication émergente. C’est-à-dire au dispositif de revendications, à la plateforme syndicale qui a servi de cristallisation et qui est liée à ce que nous promet le capitalisme. Beaucoup de gens se sont accrochés à l’idée que le « pouvoir d’achat » suffit à nous rendre heureux, que l’emploi, la formation, enfin tout le côté « produit de premières nécessités » était la question essentielle et résumait toutes les questions.

Or il me semble que d’une certaine manière, on ait assisté à un mouvement post-capitaliste, en ce sens que les gens, par la revendication le plus souvent mise en avant (la revendication des moyens de vivre dignement) ont en fait réclamé au capitalisme une satisfaction qui était hors d’atteinte du capitalisme. A côté des revendications encore liées formellement aux grandes illusions consuméristes, il y a eu tout un déploiement poétique de comportements, de chants, de danses, de postures, de changement d’habitudes, de réactivation de traditions, de fraternités neuves, enfin un ensemble de choses qui ont été surprenantes, effervescentes. Si bien que, d’un côté, on contestait le capitalisme, en lui demandant de réaliser ce qu’il promet par la consommation — et d’ailleurs on est allé à l’extrême dans le jeu des revendications, de manière plutôt irrationnelle quand on voit la plateforme d’au moins vingt pages — et, de l’autre côté, comme on ne pouvait pas formaliser de contestation globale de cette domination capitaliste, on l’a exprimée par le poétique, par ce déploiement qui reste aujourd’hui encore illisible.

En somme je reste persuadé qu’un grand nombre de manifestants étaient dans l’illusion que le pouvoir d’achat et la consommation peuvent donner du sens à la vie, et qu’en même temps ils allaient au-delà, dans une contestation radicale du pouvoir d’achat et de la consommation. C’est cette ambivalence-là qu’il faut comprendre.

Dominés sous individualisme.

Au fond, je crois que, lorsqu’on approche une réflexion comme celle-là, il faut toujours entrer dans cette complexité du « je suis dedans » et « je suis dehors ». Le système capitaliste est un système complètement invisible qui domine les -imaginaires, qui s’attache aux individuations, qui manipule les individuations — c’est le seul système qui soit capable aujourd’hui de manipuler sans contrainte apparente les imaginaires individuels. C’est une domination existentielle qui touche chaque individu. Tous les autres systèmes, toutes les autres approches, même et surtout les approches progressistes, sont des approches collectives : on essaie de lutter collectivement contre le capitalisme qui, lui, s’adresse aux individus d’abord. Quand Sarkozy s’adresse à tel ou tel, propose ceci ou cela, il arrive à mobiliser ou à démobiliser simplement parce que chacun, dans son pré-carré d’individuation, trouve selon la logique individualiste du capitalisme à grappiller telle ou telle chose… Tandis que nous, lorsque nous essayons de nous opposer à tout cela, nous envisageons d’emblée une solution de masse, une solution qui ne convient pas aux subtilités, aux contradictions d’une effervescence d’individuations dominées. Quand l’individuation est dominée de cette manière on sombre dans l’individualisme.

Ce qui est apparu lors des journées de février 2009, c’est un phénomène d’une très grande modernité : on assistait bien à la manifestation d’un « nous » collectif, mais d’un collectif dont la dynamique était une effervescence d’individualismes. Il y avait bien sûr le fonds commun des revendications syndicales, c’était le plus lisible, mais il y avait surtout toutes ces aspirations singulières, inexprimables et indicibles, qui inspiraient chacune des personnes qui étaient là, et c’était très étonnant. En ce sens, cela a été un mouvement d’une grande modernité.

Un autre élément important, c’est que la société martiniquaise est une société « mal-développée » en ce sens qu’en elle cohabitent des situations archaïques et des expertises extrêmement poussées. Il y a ici des gens qui sont extrêmement brillants et qui ont en même temps une approche très élémentaire du collectif ou de certaines autres questions vitales ; d’où une contradiction que l’on retrouve d’ailleurs dans les situations de nombreux peuples dans le monde. Dans cette modernité, il n’y a plus d’avancées collectives harmonieuses : on trouve des sortes de constellations de thématiques très pointues et de thématiques très élémentaires qui s’entrechoquent et se contrarient mutuellement.
Ici c’est très marqué.
Et c’est pourquoi ce mouvement n’a pas réussi à exprimer une contestation formalisée du capitalisme : nous sommes à un niveau de structuration politique et économique de l’ordre du pathos envers le colonial ou le semi-colonial, ou le postcolonial, c’est-à-dire que, du point de vue de la réflexion politique aujourd’hui, nous en sommes encore, comme dans les années 50, à discuter pour savoir s’il nous faut aller à la « responsabilité » ou ne pas aller à la « responsabilité », s’il nous faut rester département ou non, si l’on peut ou non avoir accès à une décolonisation, s’il nous faut ou non avoir un État qui soit totalement indépendant… Les Martiniquais hésitent sur leur responsabilité tant individuelle que collective : on trouve à la fois un désir de responsabilité et une peur de la responsabilité qui se réfugie dans le traitement exclusif des misères quotidiennes, ce qui engendre une déresponsabilisation collective diffuse. On est vraiment à un stade encore archaïque de ce point de vue : on trouve encore ici des institutions archaïques qui structurent notre rapport à la France et qui datent des pires époques coloniales. Le ministère des « outre-mer » par exemple, et tout le système qu’il est censé administrer… Un « Préfet » est une institution adaptée à la gestion d’une province de l’Hexagone, mais cette fonction devient problématique quand elle s’applique à des peuples-nations sans État que l’on ne saurait assimiler sans colonialisme sommaire à la métropole administrante » …

J.B.- Oui, c’est une situation qui donne naissance à des débats parfois très violents…

P.C. – La violence presque folle qui est notre quotidien est un symptôme. C’est que nous n’avons pas de culture démocratique. La culture de l’Habitation n’est pas une culture démocratique, c’est une culture violente. La culture de l’Habitation esclavagiste transmet en héritage presque insurmontable un fond de macoutisme. Nous sommes naturellement des macoutes. Notre vernis démocratique nous vient de notre proximité avec la France, mais nous n’avons pas d’expérience démocratique, puisque nous sommes passés directement de l’Habitation à des structures démocratiques qui ont été plaquées sur la société martiniquaise : la commune, le Conseil général, tout cela a été plaqué, avec des élites mimétiques, etc., et de ce fait, notre seul débat véritablement politique, c’est la question de savoir si l’on se différencie de la France en tant que peuple-nation sans État ou si l’on reste assimilés à la France dans un néant existentiel. C’est un débat qui devient rapidement violent : le fond macoute réapparaît. Il disparait quand le politique se résume à gérer des transferts de fonds en niant toute idée de peuple-nation.

De plus, cette situation appelée « outre-mer », est pour moi un archaïsme qui devrait être réglé depuis le début du XXe siècle et qui ne l’est pas encore. Et c’est cela qui nous empêche de formuler, tant au niveau syndical que politique, et peut-être sociétal — au sens de société civile — ce qui aurait pu soutenir une véritable revendication collective. Ce qui m’a frappé lorsque j’allais marcher durant cette grève dans l’effervescence des rues de Fort-de-France, c’est qu’il y avait là des centaines de personnes, avides d’entendre des mots et des paroles. Alors bien sûr l’espace était occupé par des gens qui lisaient des poèmes, qui récitaient des textes, qui lançaient des diatribes ou des proclamations — mais fondamentalement il n’y avait pas de « discours » …

J.B. – Pas de discours ?

P.C.
– Pas de discours. Il n’y avait personne pour articuler un discours qui puisse entrer dans une analyse du monde et de notre situation dans ce monde, une vision du monde et de notre situation dominée qui puisse se donner comme une divination de ce que nous voulions profondément, de ce qui touchait au sens même de notre existence individuelle et collective… Il y avait des gens qui restaient en attente d’on ne sait quoi, pendant des heures et des heures, et puis de gens qui défilaient vers on ne sait quoi, quelque chose d’incroyable…

J.B. – Donc à la fois une ouverture, un espoir…

P.C. – Une disponibilité.

J.B. – Une disponibilité, mais…

P.C. – Mais qui reste invisible, indéchiffrable informulable pour l’instant. Ce qui fait que, très rapidement l’affaire s’est réduite à la revendication basique, à la plate-forme consumériste. Et comme cette dernière était en prise directe sur la logique du marché et du capitalisme, il était inévitable que le discours post-crise devienne un dénigrement absolu de la crise : « pertes d’emplois « entreprises détruites », « conséquences sur le tourisme », etc…
On n’en finit plus d’entendre cela !
Mais on ne perçoit plus la partie positive, parce qu’elle est restée invisible, informulée, informulable. Le seul mouvement de peuple-nation que nous ayons eu depuis le 22 mai 1848 ! La seule lecture que nous ayons de ce phénomène étonnant, reste une lecture à dominante économique liée au capitalisme et au marché. Il est triste que nous ne parvenions pas à nous extraire de ce paradigme. ..(…)

Extrait de l’entretien réalisé par Jean Bourgault le 15 avril 2010, à Fort-de-France. IL FAUDRAIT DIRE « LES TEMPS IMPENSABLES » OU « LES TEMPS DE LA RELATION » »
In les « Temps modernes ». Revu et corrigé par P.C. en février 2024.