Célébration : le centenaire du Prix Goncourt 1921 décerné à René Maran

– par Janine Bailly –

Il faut sortir de l’oubli un écrivain injustement retourné dans l’ombre ! En effet, le prix Goncourt n’a pas empêché René Maran de sombrer quelque peu dans l’oubli. Il serait noble que les Caribéens, les Guyanais en particulier, et les Africains, se réapproprient et mettent en valeur les nombreux chefs-d’œuvre littéraires qui racontent leur histoire. (Éric Amiens, journaliste)

Hommage dans la Caraïbe

♦ Afin de rendre un bel hommage à René Maran, ce 22 mars, Alfred Marie-Jeanne, Président du Conseil Exécutif de la Collectivité Territoriale Martiniquaise, a reçu à Tropiques Atrium à Fort-de-France, élèves et enseignants : « C’est avec beaucoup de sympathie que j’accueille cet auditoire composé de jeunes pour rendre hommage à René Maran… J’ai jugé indispensable que la CTM honore et préserve la mémoire de cet écrivain, qui a prouvé que la littérature peut être au service de la vérité et de la justice (…) Son roman contredit tous ceux qui prétendaient, et continuent encore à soutenir, que leur soi-disant mission civilisatrice avait un autre but que le pillage et la domination ». Pierrette Leti-Palix, Professeur de lettres, a souligné l’importance de cette manifestation  : « Un jeune Martiniquais va se reconnaître dans ce texte parce qu’il aborde des questions humaines. (…). C’est une réflexion sur toutes les formes de domination, quelles qu’elles soient ». Trois cents lycéens ont ainsi participé à cette rencontre-hommage. Avant d’échanger avec les personnalités invitées – les universitaires Charles Scheel et Tina Harpin, Louis-Félix Ozier-Lafontaine, et Adams Kwatey, journaliste – les jeunes ont d’abord visionné des extraits du documentaire réalisé par Barcha Bauer et Serge Patient, “René MARAN, l’éveilleur des consciences”.

♦ En Guyane, dont René Maran était originaire, l’année 2021 est depuis le 20 janvier consacrée au lauréat du prix Goncourt. De nombreux évènements culturels en son honneur seront organisés, répondant à l’initiative de la Collectivité Territoriale Guyanaise.

Hommage en France 

Du 19 au 28 mars 2021 devrait se dérouler, à Paris et à Thiais, le Printemps des Poètes des Afriques et d’Ailleurs, sur le thème “Des Désirs, des Afriques”. Une18e édition, placée sous le patronage du poète Martial Sinda, et qui rendrait  hommage à l’écrivain guyanais René Maran, Prix Goncourt 1921, premier Français Noir à obtenir la prestigieuse récompense pour son roman Batouala, sous-titré “Véritable roman nègre”, et publié initialement chez Albin Michel. Plusieurs poètes et artistes d’Afrique, de la Caraïbe et d’ailleurs ont été invités à prendre part à cette manifestation culturelle, dont hélas le programme ne peut être que prévisionnel, susceptible de changement en fonction des consignes gouvernementales liées à la pandémie de Covid-19.

Combien de Français, de Caribéens Guyanais, Guadeloupéens, Martiniquais le connaissent ? Combien d’Africains se souviennent de ce précurseur – avant Léon Gontran Damas, Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor – qui, entre autres choses, dénonçait dans ce livre, et dans la préface plus particulièrement, les abus de l’administration française contre les peuples colonisés ? Une dénonciation qui entraîna des controverses, et qui lui valut des inimitiés certaines ! À sa parution, Batouala, à la une de la presse parisienne, provoqua un énorme scandale, et le roman se vit frappé d’interdiction dans les colonies, sur le continent africain. Dans son œuvre romanesque, René Maran montrait aussi les rapports difficiles, qui pouvaient être conflictuels, entre Noirs et Blancs, et stigmatisait le poids d’un racisme imposé. Ainsi accusait-il la civilisation européenne de « bâtir son royaume sur des cadavres. »

Poussé en 1926 à quitter son poste d’Administrateur d’Outre-mer, dans ce qui était alors la colonie de l’Oubangui-Chari, l’écrivain, qui avait conclu la préface de son roman par une citation de Verlaine, “Maintenant, va, mon livre, où le hasard te mène”, déclara un jour à la radio : « Quand j’ai écrit “Batouala”, j’ai voulu montrer l’Afrique telle que je la voyais. On a contesté avec âpreté et méchanceté tout ce que j’avais dit et, pour démontrer que je m’étais trompé, on a étudié ce que j’avais vu. On a été obligé de dire que je disais la vérité (…) ». De retour à Paris, il fréquenta le salon littéraire de la Martiniquaise Paulette Nardal, à Clamart. C’est là qu’il croisa les piliers du mouvement de la Négritude, le Sénégalais Léopold Senghor, le Martiniquais Aimé Césaire, le Guyanais Léon Gontran Damas, ou encore l’Haïtien Jean Price Mars. Considéré comme l’un des précurseurs de ce mouvement naissant, il exprimait pourtant des réserves à son sujet, avouant qu’il le comprenait mal et avait tendance à y voir un racisme plus qu’une nouvelle forme d’humanisme. Il se voulait par-dessus tout, et avec obstination, « un homme pareil aux autres ». Dans Batouala, il avait d’ailleurs écrit : « Il n’y a ni Bandas ni Mandijas, ni Blancs ni Nègres –  il n’y que des hommes – et tous les hommes sont frères » – Bandas et Mandijas étant deux populations d’Afrique centrale.

Le roman Batouala 

Batouala est le nom du héros, chef d’un village ressortissant à l’ethnie Banda. Il mène une vie traditionnelle, rustique et harmonieuse, mais depuis peu fortement perturbée par l’arrivée des Blancs et de leurs miliciens. Sur fond de colonisation, une rivalité amoureuse, au centre de laquelle se tientt sa seconde épouse, Yassigui’ndja, l’oppose à un jeune et beau guerrier, Bissibi’ngui. Le sujet de ce roman est en soi une révolution : c’est la première fois qu’un homme noir est au centre d’un roman, qui plus est dans une situation de puissance et de pouvoir. À une époque où les œuvres indigènes étaient systématiquement préfacées et balisées par l’administration coloniale, Batouala sonnait déjà comme un formidable cri de liberté.

Batouala est aussi un précieux témoignage ethnologique. L’auteur y décrit avec précision les us et coutumes des peuples Bandas, l’organisation de la vie en communauté, les femmes qui s’occupent de leurs foyers, les hommes qui se préparent pour la chasse, les enfants menacés par les disettes, les rituels amoureux, les chants de groupe, aux sons du balafon et du tam-tam… Le récit est émaillé d’expressions et mots empruntés à la langue banda, de contes et de légendes, d’anecdotes populaires. René Maran restitue ce monde avec précision et souci du détail, il nous en rapproche. Mieux encore, il nous le fait vivre !

Ce qui choqua lors de la parution du roman, c’est que l’écrivain ne portait aucun jugement de valeur quant aux mœurs des indigènes. Il se contentait d’une peinture naturaliste et précise des us et coutumes qu’il avait observés, faisant fi de toute réserve ou pudeur. Dans la préface, il mettait en exergue sa volonté d’objectivité. Aucune réflexion personnelle, encore moins une proclamation de la « supériorité » de la civilisation européenne, pilier du discours colonial depuis le début de la IIIème République ! Le scandale vint essentiellement de la préface, qui donne des colons une image en quelque sorte assez semblable à celle que l’on a pu voir plus tard, en 1981, dans le film sans concession de Bertrand Tavernier, Coup de torchon : « Car, la vie coloniale si l’on pouvait savoir de quelle quotidienne bassesse elle est faite, on en parlerait moins, on n’en parlerait plus. Elle avilit peu à peu. Rares sont ceux, même parmi les fonctionnaires, les coloniaux qui cultivent leur esprit. Ils n’ont pas la force de résister à l’ambiance. On s’habitue à l’alcool. Avant la guerre, nombreux étaient les européens capables d’assécher à eux seuls plus de quinze litres de Pernod, en l’espace de trente jours… Ces excès et d’autres, ignobles, conduisent ceux qui y excellent à la veulerie la plus abjecte. Cette abjection ne peut qu’inquiéter de la part de ceux qui ont charge de représenter la France. Ce sont ceux qui assument la responsabilité des maux dont souffrent, à l’heure actuelle, certaines parties des pays noirs. »

Après sa démission de son poste dans l’administration coloniale, René Maran se consacrera à la littérature et au journalisme. Il œuvrera pour la reconnaissance de l’égalité de l’homme noir dans la société française, tout en soutenant l’idée d’une France humaniste et celle d’une politique coloniale progressiste et assimilationniste. Lauréat de nombreux prix littéraires, il aura, par son œuvre,  éclairé de nombreuses pensées du XXe siècle. Il s’éteindra à Paris, en 1960, dans un relatif anonymat !

Pour aller plus loin : Trouver des citations intéressantes, sur le site Babelio… Lire un résumé, chapitre par chapitre.

 

Fort-de-France, le 24 mars 2021