De « Moi dispositif Vénus » et de « Moi, Kadhafi » au Festival des Petites Formes 2021

— Par Roland Sabra —

D’Adeline Flaun, nous avons déjà vu en Martinique, la mise en scène de «Pas vu pas pris, qui ne dit mot consent et autres croyances populaires » une  libre interprétation de Liars Club de l’auteur américain Neil LaBute . Un an auparavant, en 2017 elle avait collaboré avec Arielle Bloesch, à la direction d’actrice d’ Aliénation(s) qui avait révélé au grand public Françoise Dô. De son travail théâtral nous n’aurons été privés, ici à Fort-de-France, que de sa mise en scène d’« Un parfum de Mongolfière » du stéphanois Alberto Lombardo. Dans « Moi dispositif Vénus », texte, m.e.s. et interprétation par elle-même, elle reprend la thématique qui semble être le fil d’Ariane de son travail, celui de l’exacerbation du désir, de la sexualité et de ses avatars, comme blessure et comme substitut à une demande d’amour qui faute de pouvoir se dire reste sans réponse, comme portée sur le vide.

Soit une île imaginaire dans laquelle la classe dominante de PK (péké,?) change son fusil d’épaule, abandonne, à la suite d’une crise systémique son monopole dans le domaine alimentaire (la canne ?, la banane?) pour se reconvertir dans la maîtrise de réseaux sociaux dédiés aux services sexuels. Elle ne fait que changer d’instrument d’asservissement pour maintenir et perpétuer son pouvoir hégémonique. L’hypersexualisation des relations sociales conduit à la généralisation de la prostitution comme forme ultime de la réification et de la marchandisation du corps humain dans une société post-esclavagiste. Dommage qu’Adeline Flaun n’ait pas creusé davantage cet aspect en préférant surajouter une autre cause de dérive de sujets en voie de « prostitutionalisation » (sic!), celle du viol d’adolescent(e)s sans qu’un lien ne s’établisse, ou même soit suggéré, entre évolution sociétale et parcours individuel. Qu’en est-il du rapport à son corps quand celui-ci a été bafoué, meurtri ? Inspire-t-il assez de dégoût pour être vendu? Il eût été intéressant d’explorer les liens entre machisme, virilisme et capitalisme sans les réduire, ni les dissoudre l’un dans l’autre. Le propos aurait gagné en clarté, en intensité et en vivacité. Le regret est d’autant plus grand qu’Adeline Flaun fait preuve sur le plateau d’une réelle capacité d’expression corporelle de ces maux qui ne peuvent être dits. Lumières, bande son, avatars en 3D, décors minimalistes et vidéos participent à la création d’un univers trouble, lointain et pourtant si proche qu’il avive le caractère décevant et quelque peu foutraque du texte. Il faut espérer que ce travail original, riche de potentialités inexplorées se creuse davantage et révèle ce dont il est porteur.

Moi, Kadhafi

« Moi, Kadhafi »a été lu et presque mis en espace dans la salle Frantz Fanon. L’histoire est désormais connue, à la sortie d’une pièce dans laquelle jouait Serge Abatucci, le réalisateur avignonnais Alain Timar le rencontre , lui fait part de ce qu’il croît être la forte ressemblance physique qu’aurait  le comédien antillais avec Kadhafi et lui suggère de trouver un auteur en mesure d’écrire un texte qu’il mettrait en scène. Et c’est Véronique Kanor qui s’est attelée à la tâche. On connaît sa générosité. Elle donna une première mouture du texte qui si elle avait été conservée aurait entraîné le spectateur dans un marathon d’une durée de près de 3 heures. L’idée, très théâtrale, est qu’un comédien, Paul X. invité à jouer le rôle du dictateur, finit par s’identifier au personnage, l’avaler et sombrer dans la folie. Serait-ce une illustration de la la thèse de Diderot dans ce qu’il nomme Le Paradoxe du comédien à savoir que l’on pourrait croire que le meilleur acteur est celui qui met le plus de lui-même dans ce qu’il joue, celui qui joue « de sensibilité » ?. En fait c’est tout le contraire : le grand acteur est celui qui joue de sang-froid. Il n’étudie, ne s’intéresse au personnage que pour construire un modèle qu’il imitera de mieux en mieux au fil des représentations alors que le comédien qui joue sur  sa sensibilité ne peut la renouveler et finit par l’épuiser. Il faudrait donc que Serge Abatucci au cours de la pièce passe du statut de grand acteur distancié à celui de piètre comédien s’identifiant à son personnage au point de le faire disparaitre, de façon subtile et suffisamment démonstrative pour que le public comprenne. Le texte n’ayant apparemment pas été écrit spécialement pour le théâtre une autre difficulté concerne la construction d’une dramaturgie ordonnant le cheminement vers la déraison. Quels éléments de la vie de Paul X. comédien et/ou du personnage Kadhafi,  qui, en faisant collision, peuvent apparaître comme des brisures de vie menant à la folie ? Véronique Kanor n’a-t-elle pas été mangée, elle aussi par le personnage qu’elle découvrait ? La question mérite d’être posée car dans le texte proposé, le personnage et/ou le comédien se demande : « Lumumba et Sankara s’ils avaient dirigé leurs pays aussi longtemps que moi, ne seraient-ils pas devenus ce que je suis ? »  Le «  ce que je suis » n’étant précisé il faut le rappeler : celui d’un dictateur, prédateur sexuel, obscurantiste, instigateur de l’attentat, un parmi d’autres, de Lokerbie dans lequel les 243 passagers et seize membres d’équipage du Boeing 747 de la Pan Am ont trouvé la mort. Suggérer d’une façon ou d’un autre qu’en Lumumba et Sankara ait pu germer, sans éclore faute de temps, un Kadhafi est une injure, une insulte à leurs mémoires. Que Kadhafi soit mort dans des conditions qui rappellent celles de Mussolini n’est peut-être pas un hasard, et signent sans doute une proximité, pas seulement héritée d’un passé colonial. Mais si l’un est toujours honni et exécré à juste titre, l’autre ne bénéficierait-il pas, dans la présentation qui en est faite et auprès du public ce soir là, d’une touche d’indulgence ? Due à son statut de « racisé » ? On n’oserait l’écrire, ni même le penser!

Le travail qu’attend Alain Timar et auquel participe pour la dramaturgie Alfred Alexandre est immense d’autant plus que ce dernier insiste dans ses propos sur la dimension créole de son apport. Il semblerait que la mise en scène évoquée initialement se résume en fin de compte à une mise en espace cet été au Festival d’Avignon.

R.S.

Fort-de-France, le 24/03/2021