Catégorie : Edouard Glissant

Hommage à Edouard Glissant

— Par Manthia Diawara—

 

Manthia Diawara  est cinéaste et enseignant à l’université de New York, auteur du documentaire «Edouard Glissant: un monde en relation»

 

Je me souviendrai toujours de ce voyage entrepris avec Edouard à Sainte Marie en Martinique, pour visiter la case de sa naissance dans un petit village du nom de Bezaudin. Du Diamant, en contournant Fort de France, pour aller vers le Lamantin, nous traversions un petit pont sur une rivière où jouait Edouard avec ses amis, quand il était enfant.

Edouard me montra du doigt les cases-nègres en bordure du fleuve, qui ont inspiré Joseph Zobel pour son livre La Rue Cases-Nègres. Nous descendions d’abord vallées après vallées, pour remonter ensuite par des chemins escarpés sans fin, vers la Montagne Pelée.

Tout le long du chemin, nous traversions des plantations de bananes. Edouard me parla du vert foncé des arbres géants qu’on ne trouve plus; des rivières dont on entend plus le bruit de l’eau qui coulait sur les petits cailloux et contre les rochers.

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L’impensé d’une écriture belle de monde.

— Par Alaric —

 

 

Ecrire, jusqu’à ses dernières ressources physiques, écrire jusqu’à son dernier souffle, telle fut la vie d’Edouard Glissant, chercher à s’installer au Lieu de l’écriture vivante, au Lieu que son œuvre ne cessera maintenant à chaque lecture de configurer, d’occuper, d’interpeller, il dirait certainement de «héler». L’œuvre a brusquement surgi vivante contre la mort, le départ d’Edouard Glissant, lui restitue ses frontières, ses limites, ses traces, ses poétiques, ses esthétiques, sa philosophie : tout ce qu’il a essayé de penser, et d’amasser inlassablement. Elle est devenue autonome et réflexive, point besoin de médiateurs, elle renvoie à elle-même, elle nous renvoie à nous-mêmes, elle pratique la relation, elle relaye, relie, relate, tous ses propres dits. Elle est devenue elle-même un Lieu, comme l’œuvre de W. Faulkner, dont il dévoile les « ouvertures infinies » et les impossibles, «Faulkner, Mississippi» et comme celle de Saint John Perse, ces deux maîtres. Comment écrire la modernité créole dans les propres formes et langues de la parole de sa Culture, issue de la Traite négrière, de la société d’habitation et dans la société coloniale, sinon dans « un suspens de l’être, dans une conception éclatée (dérivée, démultipliée) de la nature et de la nature humaine ».

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L’Acomat. Le Féal. Edouard Glissant.

— Par  Hanétha Vété-Congolo—

 

En grand voyage, sur le chemin de Guiné, travay fait, Glissant pran alé.

Mais chez nous, les morts ne meurent pas.

Chez nous, en dépit de tout, l’Homme demeure.

Un pran alé qui n’est pas le tiré dé pyé.

Ainsi, au soleil couchant, Godbi pran rasin.

Une autre géniture de cette Terre noire grosse Roche-mère, pleine d’humus.

Martinique.

Partant, il nous la révèle.

Car, il est constant que Glissant, du long de sa vie, du monde qu’il porte à fruition dans et par le Monde, a infailliblement honoré l’esprit et la beauté de la féalité.

Comme Césaire, comme Damas, comme Fanon. Féal.

Animé de la foi des croyants. Immensurablement féal. Fidèle au Lieu.

« Le lieu. [qui] est incontournable, pour ce qu’on ne peut le remplacer, ni d’ailleurs en faire le tour. » (Traité du Tout-Monde, 59)

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Au Ciel… Hommage à Édouard Glissant

— par Malik Duranty —

 

Au Ciel, dit-on, se trouvent ceux qui montent au stade qui dépasse nos savoirs de vivant. Oh Ciel ! Crieront ceux qui voient l’autre, lui, monter sans que la rencontre ne s’oublie et que la relation ne s’efface.

Au Pays, voir les visages avec ou sans les masques de la distorsion monumentale de la réalité, celle des îles paradis dans l’archipel et dans l’infernal entre limitation et infinité. Oh Pays ! Au tant de visages affables de rencontres et de mises en relation, telle est le paysage de la marche. Celle qui est plurielle et, est porteuse de ses Uns qui sont des pas lancés ; non pas, dans l’anéantissement, mais lancés dans le mélange du faire, des savoirs, des êtres en façon et en manière.

Aux Mers et au Soleil, vos accords dans la mélodie du Vent, emportent le souffle de nos dires libres, pour aller vibrer nos méditations, dans le coeur des autres d’autres bords, d’autres lieux et d’autres côtés. D’outres bords, d’outres lieux et d’outres côtés. Oh Mer ! Oh Soleil ! Vos harmonies dans la mélodie du Vent emportent les succulences ou les démences de nos pensées libres, méditées à la face du Monde, depuis notre en-dedans démystifié de notre blés, cette douleur créatrice à la force du cri premier.

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Edouard Glissant : Négritude, Créolité, Mondialité

par Jean Claude Lebrun

 

 

   La langue française et la littérature mondiale viennent de perdre l’une de leurs grandes figures. Édouard Glissant, né en Martinique, est mort à l’âge de quatre-deux-trois ans, à Paris.

Édouard Glissant était certes poète, romancier, dramaturge, essayiste et philosophe. Mais on ne lui rendrait pas justice si l’on s’en tenait à cette simple énumération. Il était, plus encore, une intelligence et une conscience, qui ne cessa jamais de penser ses différentes pratiques dans le mouvement du monde.

La parution de ses premiers poèmes (Un champ d’îles, la Terre inquiète, les Indes), à partir de 1953, précède de peu son engagement dans la lutte pour la renaissance culturelle négro-africaine. De la même façon, le prix Renaudot, attribué en 1958 à la Lézarde, son premier roman, précède d’un an la fondation, avec Paul Niger, du Front antillo-guyanais. Le créateur et l’être au monde marchent chez lui du même pas. Il est alors un lecteur assidu de Frantz Fanon. Sa proximité avec les milieux indépendantistes algériens lui vaut bientôt une assignation à résidence en France métropolitaine, qui durera jusqu’en 1965.

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« Pour Edouard Glissant » de Ernest Pépin

 

Tant de paroles offertes aux mains du monde
Remaillées aux fleuves souterrains
De grands chaos nous guettaient en bordure de nos îles
De grands rêves soulevaient nos vagues
Et enfouissaient les mots sous les sables du monde

Voici que pleurent les filaos

Nous avons passé le seuil des Indes
Passé le seuil des syllabes inconsolées
Car nul n’est à l’abri du silence
Et la vie est toujours un piège qui recommence
Et ce que nous habitons c’est la pensée du monde

Ivresse des mots
Malemort des mots
Nous sonnerons les pluies métisses
Nous ameuterons la Lézarde
Car
Nous sommes un peuple de traces prophétiques
De paroles dénouées

De paroles volées au mur de l’horizon
Et le conte en nous a toujours fait sa ronde

Pays fêlé et de mers dilatées aux flancs du monde
Nous en savons l’usage et le boucan de soleil noir

Le balan du souffrir
L’allégresse des argiles
La roche ingouvernable aux portes des rivières

Pays de sel

Le poète a jeté les dés des secrets
Tapissé le gouffre de nos lumières
Et défroissé les midis de la mer
Naissance des naissances
Le poète fait foule
Et sa mort justifie le soleil des consciences

Chacun inventera ses mots
Chacun sondera son propre sel
Allumera

Sa propre bougie
Sa propre étoile
Pour mieux se souvenir que
Le ciel s’est incliné pour ramasser sa lumière
Mais il nous appartient
Son rêve nous appartient

Nous garderons l’empreinte du Prince
Nous avons rendez-vous avec l’informulable
Sa parole

Est un siècle
Une jungle en veilleuse
Ame inquiète du monde
Un archipel aux yeux d’éclipse

Sa parole
Tant de soleils déménagés
Tant d’océans bouclés aux chevilles des racines
Tant de villes enjambées
Tant d’étoiles déterrées
Je parle au nom d’un poète
D’une écriture totale et totalement indélébile

Et je regarde mûrir l’horizon
Et je demande l’hospitalité du Tout-Monde
Et je plante un acomat
Et je ceins le rocher du Diamant
Qui emprunte ton visage à venir
Cette louange couronnée d’oiseaux marins
Ce gardien royal inspiré par tes songes
Et dans ce lieu
Où la pierre se fait flamme
Dans ce lieu de beauté intraitable
Je regarde passer l’âme du monde
La belle parole du monde

Ernest Pépin

Faugas le 04 février 2011

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Tunisie: Ce que Glissant nous lègue aujourd’hui

Une contribution de S. Kassab-Charfi, professeur de littérature à Tunis

 

 

Par-delà l’Océan Atlantique, c’est une autre dimension de l’Histoire qui nous a été donnée, transmise lentement, obstinément, se cherchant elle-même, démantelant les récits épiques des conquêtes, et découvrant à chaque livre, essai, poème, roman, l’inflexion encore inquiète mais assurée de sa propre voix.

Ce qu’il nous lègue est le soleil d’une conscience nouvelle, mûrie sur plus de cinquante ans : celle qu’incarne la nécessité pour les peuples anciennement dominés de connaître ce qu’il appelait, en 1956, dans un de ses plus beaux poèmes, Les Indes, « et l’une et l’autre face des choses ». Cette exigence drue le liait en fraternité à Kateb Yacine, le « vagabond sublime de Kabylie » dont il partagea un temps la destinée littéraire et politique, elle lui faisait porter la voix de poètes et d’artistes d’Amérique du Sud, de la Caraïbe, d’Afrique.

Mais ce qu’il nous lègue presque au même moment que cette lucide réappropriation de notre Histoire commune, c’est aussi la générosité de la penser dans un futur qui ne soit pas pris en otage par le ressentiment, c’est un dépassement de la conscience éclairante vers ce qu’il appelait une poétique de la Relation : tout le contraire d’une riposte procédurière et grinçante.

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Une anthologie de la poésie du Tout-Monde réunie par Edouard Glissant

 

terre_feu_eau (La Terre, le Feu, l’Eau et les Vents, Paris, Galaade, 2010, 350 p.). par Michel Herland.

 

 

« L’imaginaire est un champ de fleuves et de replis qui sans cesse bougent », écrit Edouard Glissant dans la préface à cette anthologie poétique d’un nouveau genre. Elle est nouvelle en effet en ce qu’elle ne fixe pas de bornes géographiques ou linguistiques au choix des auteurs (même si les versions originales des textes non francophones sont rarement reproduites) et en ce qu’elle ne suit aucun ordre : ni temporel, ni spatial, ni même thématique. Il y a néanmoins un fil conducteur, labyrinthique ou plutôt – pour mieux coller aux concepts glissantiens – rhizomatique, celui qu’a trouvé Glissant, poète lui-même, à travers le champ immense qu’il nous propose d’explorer à sa suite.

 

 

Il y a des embranchements inopinés, des retours vers des auteurs déjà rencontrés, la reprise de thèmes qu’on croyait épuisés. Libre à chacun de suivre le guide dans son cheminement, de parcourir après lui les thèmes qui semblent organiser la succession des poèmes (ou extraits de poèmes) retenus dans l’anthologie : la mort, l’humanité dans sa diversité, l’esclavage et la traite négrière, le dépaysement, la poésie, le paradis terrestre et la chute, les intermittences du cœur, la fusion de l’homme dans l’univers, la succession des âges et des saisons, la négritude, les sans-papiers, etc.

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« L’intraitable beauté du monde » par Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant

Toute l’œuvre d’Édouard Glissant a appelé de ses vœux un événement comme celui qui vient de se produire aux Etats-Unis : Barack Obama est l’incarnation de ce qu’il nomme depuis trente ans la « créolisation » du monde.

Son élection est un fait sur lequel on ne peut désormais plus revenir. Qu’est-ce que Barack Obama fera de cette victoire ? C’est aujourd’hui impossible à dire.

Dans cette lettre ouverte écrite un an après Quand les murs tombent, Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau s’adressent au 44e président des États-Unis, premier Africain-américain à accéder à la Maison Blanche, et appellent à une réflexion entre poétique et politique sur ce que pourrait être demain l’action d’Obama, président de la première puissance mondiale.

 

En voici un extrait :

 

 

“C’est une rumeur de plusieurs siècles. Et c’est le chant des plaines de l’océan.

 

Les coquillages sonores se frottent aux crânes, aux os et aux boulets verdis, au fond de l’Atlantique. Il y a dans ces abysses des cimetières de bateaux négriers, beaucoup de leurs marins. Les rapacités, les frontières violées, les drapeaux, relevés et tombés, du monde occidental.

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Glissant: l’identité-relation contre l’identité nationale

Après la disparition de Césaire et à un mois de la présidence française de l’Union, Rue89 a voulu rencontrer le poète pluriel Edouard Glissant, l’homme du « Tout-Monde ». Pour évoquer la littérature, la mondialité et la créolisation, mais aussi le ministère de l’Identité nationale, et surtout l’Europe-forteresse. Car le dernier ouvrage d’Edouard Glissant questionne en profondeur les fondements de l’identité du Vieux Continent et ses rapports avec le monde.

Pour s’extraire du frigide, du tout-financier et du trop-plein de rationnel, rien de mieux qu’un poète dont les livres forment une véritable assemblée d’archipels. De « Soleil de la conscience » (1956) au « Discours antillais » (1981), de « La Cohée du Lamentin » (2005) au « Quatrième Siècle » (1994), l’œuvre d’Edouard Glissant est une partition poétique unissant passé et présent, imaginaires pragmatiques et utopies. Et surtout, elle est la symbiose de la philosophie, du roman, de l’essai et de la poésie.

Glissant est quelque part un héritier de Césaire: sans la « négritude » du second, la « créolisation » du premier n’aurait pu exister.

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Pour un Centre national à la mémoire des esclavages

— par Édouard Glissant  écrivain.—

Miguel Marajo. http://www.miguel-marajo.com


Au jour de la commémoration des abolitions de l’esclavage, le 10 mai, date proposée par le Comité pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions et ratifiée par l’ancien président Jacques Chirac, il manquera un élément essentiel à cette commémoration, le Centre national que le même Président avait décidé d’édifier à la mémoire des esclavages et dont il m’avait demandé d’assurer la conception. Une première réflexion, Mémoires des esclavages, portant sur l’esprit d’un tel Centre, sur son organisation, et sur les caractères du lieu qui l’accueillera a été remise à l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin qui en a préfacé l’édition par Gallimard et la Documentation française. Dans le temps que demanda la rédaction du texte, les services du Premier ministre et moi-même avons cherché en commun et pendant des mois un site, un immeuble, un emplacement qui eussent pu convenir à l’usage que nous envisagions, et rien n’a été trouvé, à ma grande stupéfaction.

Il avait été convenu avec ces services que nous continuerions les recherches, en nous appuyant sur les indications techniques exposées à la fin des Mémoires des esclavages, indications que je me proposais de reprendre, en les accompagnant de contributions que j’avais sollicitées de personnes ou d’organisations, antillaises le plus souvent, avec lesquelles j’avais pris contact.

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Édouard Glissant : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde! »

 Pour le philosophe du Tout-Monde, une énorme question reste

 en suspens: « celle du repentir et de la repentance. » Il s’agit, dit-il,

 « d’éclairer un passé pour que nous entrions tous ensemble

 dans un monde nouveau ». Rencontre.

 

 

L’année 2006 a été marquée à la fois par un très vif débat sur la colonisation et par la première journée de reconnaissance et de commémoration de la traite et de l’esclavage. Pourquoi cette violente résurgence des questions mémorielles ?

 

Édouard Glissant : Les non-dits, en ce qui concerne l’esclavage, sont innombrables. D’abord de la part des descendants d’anciens esclaves, dont certains ne veulent pas entendre parler de ce passé. C’est un non-dit très grave, car il laisse en suspens quelque chose qui n’est pas résolu. Du côté des descendants des anciens esclavagistes, le non-dit est tout aussi présent. Il y a des maladies de la mémoire. Tant individuelles que collectives. Traiter la question de l’esclavage est une manière d’essayer de guérir ces maladies de la mémoire. D’un côté comme de l’autre. L’an dernier, nous nous sommes disputés sur cette question, mais en réalité nous ne l’avons pas traitée.

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Le trait d’union-monde chez Edouard Glissant

 —Par Manuel Norvat —

La préoccupation d’Édouard Glissant, c’est avant tout le monde. Dans le manifeste intitulé Pour une littérature-monde, sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, Glissant est explicite sur ce point :

« S’agissant de poésie et de politique, je crois [dit-il] avoir toujours obéi à un instinct qui me portait d’abord à considérer que l’objet le plus haut de la poésie était le monde : le monde en devenir, le monde tel qu’il nous bouscule, le monde tel qu’il nous est obscur, le monde tel que nous voulons y entrer1 »

Cet allant, ce goût pour l’altérité, puisque le monde tel qu’il est appréhendé par l’auteur n’est qu’altérité ; ce souci du monde, de l’ouverture, du laisser advenir, au lieu d’un enclos de soi, n’est pas l’appétit des écrivains prisonniers des enracinements, disponibles ainsi à toutes les dérives. Le cas de Maurice Barrès en est un exemple éloquent. Le prestige littéraire voilera de son mieux l’obscurantisme de cet écrivain. « Les étrangers n’ont pas le cerveau fait comme le nôtre » écrivait-il. Par une dénégation aux loges de l’immonde l’un de ses épigones Antillais qualifia les Juifs d’« Innommables »2.

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De Césaire à Glissant, état de l’insurrection poétique

  –— Par Hubert Artus —

 Il y a un an, à l’occasion des Etonnants Voyageurs de Saint-Malo, un manifeste faisait du bruit: « Pour une littérature-monde » [1] contrait le concept un peu colonialiste de « francophonie ». La disparition d’Aimé Césaire nous oblige à un état des lieux de l’insurrection poétique. A commencer par l’indispensable « Mondialité » d’Edouard Glissant.

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Aimé Césaire. La passion du poète

 

— par Édouard Glissant —

aime_cesaire-9_300La route de Balata monte à travers la forêt primitive de Martinique jusqu’au Morne-Rouge et au delà vers les plateaux d’Ajoupa-Bouillon, du Lorrain et de Basse-Pointe, où le poète est né, et où l’on découvre et l’on éprouve « la grand’lèche hystérique de la mer. » Pas un ne sait ni ne peut dire à quel moment, sur cette route, vous quittez le sud du pays, ses clartés sèches, ses plages apprivoisées, ses légèretés soucieuses, pour entrer dans la demeure de ce nord de lourdes pluies, parfois de brumes, où les fruits, châtaignes et abricots ou mangues térébinthes, sont pesants et présents, et où l’on peut entendre d’au loin les conteurs et les batteurs de tambour. Chacun s’y plante sans doute dans ses enfances sans bouger, comme dans la boue rouge qui piète à l’assaut des mornes Pérou et Reculée.

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« Les mémoires de la faim », par Edouard Glissant

 

« DES IMAGINAIRES NOUVEAUX… »

Le scandale de la faim dans le monde, et de l’irresponsabilité affichée par ceux qui en sont la cause directe, les producteurs mondiaux et leurs systèmes impitoyables de rentabilité, nous oppose la double difficulté du rassemblement des opinions éparses dans l’espace international, et des mémoires des peuples, qui se dissipent rapidement dans les exaspérations de l’actualité.

Ce qu’on a appelé les émeutes de la faim, dans les pays les plus pauvres du monde, émeutes déclenchées par les augmentations brutales des produits de consommation de base, le riz principalement, et dont une des explications les plus scandaleuses, avancée par ces mêmes producteurs, a été que « le marché donne ainsi le signal que la production agricole est insuffisante », explication outrageuse et indigne de l’humanité même la plus basse, nous devons nous avouer, quelques jours à peine après leur explosion, que l’écho s’en dissipe déjà dans les autres torrents de ce qui inlassablement court dans le monde, et que ces émeutes ne sont désormais commentées que dans les pays qui n’ont pas eu (encore) à souffrir de telles famines.

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Haïti, point focal de la Caraïbe, par Édouard Glissant*

La question que je me pose est double. Je ne voudrais pas que nous regardions Haïti seulement sous l’angle du passé, quoique ce passé soit glorieux. Nous savons tous que Haïti, du point de vue de l’importance historique, est la terre mère des Antilles et de la Caraïbe, mais il me semble qu’il faut dépasser cette perspective et je suis plutôt intéressé par les énormes potentiels artistiques et culturels d’un pays qui a tellement souffert de la misère et de l’absence d’infrastructures. Il me semble qu’il y a là un miracle permanent sur lequel il faut jouer et, par conséquent, célébrer l’histoire d’Haïti, mais aussi la dépasser et voir les perspectives de création et peut-être aussi les capacités de fédération d’Haïti. Car ce qui est, peut être, un des points, un des principes qui réunit tous les acteurs de la Caraïbe est la reconnaissance d’Haïti comme point focal de la région.

Par conséquent, voici la question que je me pose : est-ce que nous pouvons, nous autres, Caribéens créolophones, anglophones, francophones, hispanophones et les autres, nous retrouver en Haïti dans tous les sens du terme ?

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La Mort du Colibri Madère, de Claude-Michel PRIVAT

—Par Fernand Tiburce FORTUNE

 Roman

L’Harmattan

 

 

  par Fernand Tiburce FORTUNE, écrivain

 Le premier contact avec Claude-Michel Privat eut lieu sur les hauteurs du Carbet, au lieu-dit Morne aux boeufs, chez un ami commun en vacances au Pays, et qui m’avait déjà présenté l’ouvrage dans son appartement parisien. Il est toujours agréable de mettre un visage sur celui qui a été habité par l’écriture, de la première idée à la conclusion d’un livre, de celui qui a été tourmenté par la première page qui n’en finit pas d’aboutir, qui a été désespéré par le stylo qui n’avance plus, alors qu’il y a tant à dire, mais comment ? Car ce jour-là, rien ne va, les mots ne s’emboîtent pas les uns aux autres pour faire apparaître le miracle attendu du lecteur. Il est agréable de rencontrer celui qui a maintenant peur de cette œuvre qui ne lui appartient plus et qui va être l’objet de toutes les attentions favorables, comme défavorables, l’objet de critiques, d’approbation, d’émerveillement. Ou alors qui subira une indifférence courtoise ou agacée.

 Le problème de la première œuvre est celui aussi de l’anonymat.

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Mémoires des esclavages et voltige des langues

— Par Edouard Glissant —

A l’heure où la France célèbre pour la deuxième fois, le 10 mai, les  » Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions « , l’écrivain Edouard Glissant, chargé par le premier ministre, Dominique de Villepin, d’ » une mission de préfiguration d’un centre national consacré à la traite, à l’esclavage et à leurs abolitions « , publie Mémoire des esclavages, chez Gallimard. Un ouvrage dans lequel il présente le projet qui lui a été confié, et repère les traces de cette histoire douloureuse.  » Le Monde des livres  » en publie un extrait.

La même douleur de l’arrachement, et la même totale spoliation. L’Africain déporté est dépouillé de ses langues, de ses dieux, de ses outils, de ses instruments quotidiens, de son savoir, de sa mesure du temps, de son imaginaire des paysages, tout cela s’est englouti et a été digéré dans le ventre du bateau négrier et, par opposition au migrant armé venu du nord-ouest de l’Europe, et qui entreprend tout de suite de forger les instruments de sa domination (qui sera le capitalisme industriel puis technologique et financier), ou ensuite au migrant domestique ou familial, venu d’Italie ou de Chine ou de la péninsule Ibérique, d’Ecosse ou d’Irlande, les régions pauvres des îles Britanniques, avec ses poêles et ses fourneaux, les portraits de tout son clan, et qui fait commerce (c’est le capitalisme marchand, soumis au premier), l’Africain est le migrant nu, et qui n’a plus même à nourrir l’espoir d’un retour au pays natal, sauf dans les obstinations suicidaires des Ibos.

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érotisme et engagement

par Manuel NORVAT

 

L’extase de Sainte-Thérèse, Le Bernin

Quels rapports se tissent dans la littérature caribéenne entre écriture militante et écriture érotique ? Autrement dit, quelles relations s’établissent dans cet espace de création entre désir et engagement ? Lorsque Suzanne Césaire parle de « littérature de pâmoison » dans Tropiques contre les productions littéraires doudouistes à la Daniel Thaly (« Je suis né dans une île amoureuse du vent où l’air à des odeurs de sucre et de vanille…) nous sommes hélas en présence d’un certain manichéisme faisant fit que la dite « littérature de  pâmoison » a participé à sa manière à un inventaire du réel, en l’occurrence antillais. Mais l’on pourrait insister aussi sur cette mise à distance quasi dédaigneuse de la pâmoison (métonymie du désir pour l’occasion) de la part de nombreux écrivains dits engagés — non pas au sens créole du terme lié à un pacte avec l’univers diabolique, mais pleinement dans l’acception politique du terme. La question se pose donc de savoir s’il faut brûler « la littérature de pâmoison » au bénéfice des révolutions ?

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Edouard Glissant :  » La langue qu’on écrit fréquente toutes les autres « 


 

Quand êtes-vous arrivé en Amérique ?

En 1988. C’était en Louisiane, à la Louisiana State University, dans la ville de Baton Rouge. J’étais attiré par cette partie des Etats-Unis qui avait des points communs avec les Antilles, le peuplement africain, la langue créole, l’architecture, la structure économique de l’ancien système de plantation, la cuisine, la complicité en musique. Il y a tant de points communs… Et j’y suis resté six ans, avant de venir à New York.

Quel souvenir conservez-vous de ces premières années en Amérique ?

Le souvenir de cette sorte d’apartheid entre les parties noires et blanches des villes, la condition généralement misérable des Africains-Américains en Louisiane, et ce n’était pas sans rappeler, évidemment, certains spectres de la colonisation dans la Caraïbe. Cela a sauté aux yeux du monde au moment du cyclone Katrina. Mais je dois dire que j’étais très attaché, aussi, à une espèce de fantaisie d’existence, et à une profondeur dans l’expression du malheur. Et puis, pour moi, ce pays était très associé à l’oeuvre de l’écrivain Lafcadio Hearn, originaire de La Nouvelle Orléans, au XIXe siècle, et qui vécut à la Martinique, et aux grands noms de la musique de jazz, musique créole.

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De loin. Par Édouard GLISSANT et Patrick CHAMOISEAU

Lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur de la République Française,
à l’occasion de sa visite en Martinique.


M. le Ministre de l’Intérieur,

La Martinique est une vieille terre d’esclavage, de colonisation, et de néo-colonisation. Mais cette interminable douleur est un maître précieux : elle nous a enseigné l’échange et le partage. Les situations déshumanisantes ont ceci de précieux qu’elles préservent, au cœur des dominés, la palpitation d’où monte toujours une exigence de dignité. Notre terre en est des plus avides.
Il n’est pas concevable qu’une Nation se renferme aujourd’hui dans des étroitesses identitaires telles que cette Nation en soit amenée à ignorer ce qui fait la communauté actuelle du monde : la volonté sereine de partager les vérités de tout passé commun et la détermination à partager aussi les responsabilités à venir. La grandeur d’une Nation ne tient pas à sa puissance, économique ou militaire (qui ne peut être qu’un des garants de sa liberté), mais à sa capacité d’estimer la marche du monde, de se porter aux points où les idées de générosité et de solidarité sont menacées ou faiblissent, de ménager toujours, à court et à long terme, un avenir vraiment commun à tous les peuples, puissants ou non.

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La pensée du rhizome chez Édouard Glissant

— Par Roland Sabra —

Conférence de Fonds Saint-Jacques, le 25 juin 2005

« L’étant souverain est le rhizome où osera l’être, dont il multiplie l’en deçà »

E. Glissant. « La choée du Lamentin » p. 232 Gallimard, 2005

Il est des livres qu’il faudrait peut-être n’avoir jamais lu. Ils ne vous laissent pas indemnes. Il y a déjà trente trois ans de cela, en 1972 paraissait un OVNI littéraire, comète incandescente dont les cendres allaient irradier la pensée de la fin du XXème siècle. Cette année là, la première version de l’Anti-œdipe était publiée aux Éditions de Minuit. Les auteurs étaient au moins deux, Gilles Deleuze et Félix Guattari, mais comme chacun d’eux « était plusieurs , ça faisait … beaucoup de monde. » Si le sous titre « Capitalisme et schizophrénie » était déroutant que dire alors du contenu?. Il y était question de « machines désirantes, » de « branchement machinique » de détérritorialisation, d’encodage et de décodage généralisé des flux, de schizo-analyse etc. Cette mobilisation conceptuelle foisonnante autour de la notion de pensée-rhizome, pensée rhizomatique en opposition à la pensée-racine, à la pensée-radicelle, est une machine de guerre contre trois adversaires clairement désignés par Michel Foucault dans la préface américaine de l’ouvrage :

« 1) Les ascètes politiques, les militants moroses, les terroristes de la théorie, ceux qui voudraient préserver l’ordre pur de la politique et du discours politique.

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Contre le créolocentrisme : Frankétienne ou Edouard Glissant ?*

 

— Par Jean Durosier Desrivières,—

 

 

Le jury du 13e prix Carbet de la Caraïbe, présidé par Edouard Glissant, s’est retrouvé au soir du vendredi 20 décembre à l’Atrium de Fort-de-France, salle Frantz Fanon, pour honorer, face à un public dirait-on sélectif, la dernière parution de Frankétienne : H’éros-Chimères. Ce titre résumerait « de manière profonde et provocatrice les horreurs qui bornent nos horizons ; les tourments et les fantasmes qui peuplent l’imaginaire des humanités contemporaines ». L’auteur reçoit ce prix comme un hommage rendu à la créativité féconde du peuple haïtien qui compte tant de « guerriers de l’imaginaire ». Tout se serait joué entre mise en scène de l’artiste, proximité visible avec le jury et son « jeu/je » parfois morbide et lassant.

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