Édouard Glissant : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde! »

 Pour le philosophe du Tout-Monde, une énorme question reste

 en suspens: « celle du repentir et de la repentance. » Il s’agit, dit-il,

 « d’éclairer un passé pour que nous entrions tous ensemble

 dans un monde nouveau ». Rencontre.

 

 

L’année 2006 a été marquée à la fois par un très vif débat sur la colonisation et par la première journée de reconnaissance et de commémoration de la traite et de l’esclavage. Pourquoi cette violente résurgence des questions mémorielles ?

 

Édouard Glissant : Les non-dits, en ce qui concerne l’esclavage, sont innombrables. D’abord de la part des descendants d’anciens esclaves, dont certains ne veulent pas entendre parler de ce passé. C’est un non-dit très grave, car il laisse en suspens quelque chose qui n’est pas résolu. Du côté des descendants des anciens esclavagistes, le non-dit est tout aussi présent. Il y a des maladies de la mémoire. Tant individuelles que collectives. Traiter la question de l’esclavage est une manière d’essayer de guérir ces maladies de la mémoire. D’un côté comme de l’autre. L’an dernier, nous nous sommes disputés sur cette question, mais en réalité nous ne l’avons pas traitée. Il reste aussi, en suspens, une énorme question: celle du repentir et de la repentance. Je trouve stupide de demander aux gens du repentir ou de la repentance, ou de faire semblant de croire que d’autres le demandent. Il n’est absolument pas question de cela. Il s’agit d’éclairer un passé pour que nous entrions tous ensemble dans un monde nouveau. Ce que nous n’avons jamais fait. Ni les uns ni les autres. Éclairer le passé et entrer ensemble dans un monde nouveau. Pour que les maladies de la mémoire ne puissent plus perdurer ni troubler nos poétiques et nos politiques de la relation.

 

En 2004, vous souligniez la situation paradoxale des Antillais, relativement protégés par leur statut de Français, mais touchés, au même titre que d’autres immigrés, par le racisme et la discrimination…

 

Édouard Glissant : Cela n’a pas changé. On ne peut pas changer d’un claquement de doigt des situations, si des solutions ne sont pas envisagées de manière globale et collective. Les Antillais bénéficient, c’est certain, de certains avantages sur le territoire français. Des avantages que n’ont pas les Africains, les Maghrébins, ni même les Portugais, les Polonais ou les Roumains. Les Antillais sont des citoyens français par définition. Ce qui leur offre un minimum de protection. Mais je connais une multitude de jeunes Antillais diplômés auxquels on dit non lorsqu’ils se présentent pour un travail. Le poste est déjà pris. À mon avis la situation des Antillais des Antilles pose question. La position des Antillais est trouble dans le contexte caribéen. Lorsque des tournois de football ont lieu dans la Caraïbe, les autres nations refusent que les Antillais participent à la compétition avec le drapeau français et la Marseillaise. Il est certain que le fait de se sentir à la fois antillais et français pose un problème. Je me souviens d’une jeune Martiniquaise qui m’a interpellé un jour lors d’une conférence dans la banlieue de Paris. « En Martinique, on me traite de sale Française, et ici, en France, on me traite de sale Négresse, disait-elle. Alors que suis-je ? Je ne suis rien ! » Il y a un problème. Non pas un problème d’exploitation pure et simple, comme pour les Africains ou les Arabes, mais un problème d’identité. Lorsque cette jeune fille m’a dit: «Je ne suis rien », elle voulait dire: « Mon identité n’est pas sûre », puisqu’elle n’est pas d’une racine unique. Je lui ai répondu: « Vous êtes déjà dans le siècle qui vient. Vous êtes dans le tournant. Vous êtes une personne qui prend des deux côtés. N’écoutez pas ce que vous disent les imbéciles, qu’ils soient martiniquais ou français. Vous êtes une nouvelle habitante d’une nouvelle région du monde, dans laquelle nous ne sommes pas encore entrés ensemble. »

 

Quels seraient les contours de ce monde nouveau, ou cette partie du monde dont vous dites qu’elle n’a pas encore été explorée?

 

Édouard Glissant : Imprédictible. On se tromperait à coup sûr si l’on commence à vouloir prédire. On renouvellerait , les erreurs fondamentales qui ont été, en Occident, celles des grandes pensées de système. La leçon des deux derniers siècles, c’est que l’on ne peut pas prédire. Nous pouvons agir dans l’instant, dans le lieu, mais nous ne pouvons prédire ce qui va se passer dans le monde. Si nous commençons à le faire, nous retournerons, à mon avis, en arrière.

 

Chaque fois que les circonstances l’ont permis, le colonisateur français a dégradé, par assimilation, le colonisé, écriviez-vous en 1981 dans la Case du commandeur. Diriez-vous la même chose aujourd’hui ?

 

Édouard Glissant :Il existe différentes formes de colonisations. La colonisation française est à la fois généreuse et perverse. Sa caractéristique: tenter d’assimiler à tout prix le colonisé. On peut concevoir l’idéal de transformer quelqu’un en citoyen français. Sauf qu’il n’y a aucune raison de le faire. Il y a donc quelque chose qui cloche dans ce système. Par cette tentative d’assimilation, le colonialisme français est une sorte de menace pour la culture des peuples qui le subissent. Cela peut introduire dans l’être, dans l’identité, un déséquilibre fondamental dont on ne sait pas encore comment le résoudre. D’une certaine manière, le colonialisme anglais a davantage respecté les cultures de ses colonisés. Peut-être par mépris… Mais le résultat est là: il y a quelque chose de plus net dans les cultures africaines des pays anglophones que dans celles des pays francophones. D’un autre côté, c’est seu lement da ns les pays africa i ns francophones que la notion de négritude est apparue. Elle n’est pas apparue dans les pays africains anglophones. Wole Soyinka disait, à propos de la négritude: « Le tigre dans la forêt ne clame pas sa « tigritude ». Il se contente de bondir sur sa proie. »

 

C’est l’esprit anglophone. Parcontre, Césaire et Senghor représentent l’esprit francophone, une espèce de générosité généralisée, une aspiration à l’universel qui est l’un des grands leurres du XXe siècle. On ne peut pas dire que c’est mal. Que c’est mauvais. Mais on ne peut pas non plus dire que cela recouvre toute la surface d’une réalité.

 

Au cœur de votre dernier essai (1) se trouve de nouveau la question de l’identité, avec toujours cette idée selon laquelle l’identité ne peut se vivre dans l’enfermement. Comment expliquer l’omniprésence actuelle de cette question ? »)

 

Édouard Glissant : Cela relève d’une «tradition », au mauvais sens du terme. Toutes les cultures, toutes les civilisations se sont bâties, jusqu’ici, sur la notion de territoire, qu’il faut conserver et étendre. C’est l’origine des colonisations. Le noyau de tout cela, c’est la croyance selon laquelle mon identité est absolument définie une fois pour toutes, qu’elle est la meilleure, en tout cas la seule,- la seule valable – pour moi. Dans le monde actuel, cette notion de territoire dont on considère légitime l’extension par voie de conquête s’effrite. Les oppressions n’impliquent plus nécessairement des occupations de territoires. Les territoires sont de plus en plus fuyants, instables, déréglés. Ils ne peuvent plus constituer une base légitime et stable pour une connaissance, une appropriation des humanités. Mais les anciens modes demeurent. Comme les dernières lueurs d’une bougie qui s’éteint: ce sont les plus féroces. De nombreuses communautés ont été maintenues dans l’idée selon laquelle l’identité, quelle que soit sa nature, est donnée une fois pour toutes. Elles ne peuvent donc supporter que l’identité puisse évoluer en se mélangeant, en se confrontant à la différence. C’est pourquoi nous assistons aujourd’hui à un redoublement de violence.

 

De Sarajevo à Beyrouth, les territoires qui se sont consacrés au mélange, au partage, au multiculturalisme sont systématiquement pris pour cible par les intégrismes de tout bord. Ce n’est pas par hasard que l’on a laissé croupir une ville créole comme La Nouvelle-Orléans après le drame de Katrina. Les villes créoles sont les plus menacées. Nous assistons au renouvellement de l’ancienne pensée de l’identité racine et du territoire légitime. Mais ce ne sont là lue les dernières lueurs de la bougie.

 

Comment définir cette « identité relation* que vous opposez à « l’identité racine»?

 

Édouard Glissant : L’identité relation su p pose d’a bord q ue je peux, individuellement ou collectivement, changer en échangeant avec l’autre, sans me perdre ni me dénaturer pour autant. C’est la première des vérités profondes de notre temps. La seconde, c’est q ue le 1 ieu da ris leq uel je vis est incontournable. Nous ne vivons pas en suspension dans l’air du monde. Quand nous disons le « tout-monde », ce n’est pas une espèce d’abstraction dans laquelle tout le monde doit se diluer. Chacun est lié d’une manière ou d’une autre à son lieu. Mais je ne peux l’enfermer dans une définition a priori ni l’interdire à l’autre, aux autres. Dans le monde actuel, un monde bouleversé, complexe, inextricable, où les mélanges se font d’une manière foudroyante, il n’est plus possible de maintenir, sinon par la force et l’agression, l’idée qu’une communauté, une collectivité aurait une identité qu’elle imposerait de manière définitive au reste du monde.

 

Quelle est cette « mondialité » que vous opposez au procès de mondialisatiion ?

 

Édouard Glissant : La mondialisation est désormais un fait. On ne peut vivre chacun isolément: nos destins sont mélangés. Ce qui se passe en Chine ou au Darfour engage l’avenir de ce qui se passe en Europe ou dans la Caraïbe, et inversement. La mondialisation, comme phénomène, s’installe, avec ses aspects négatifs. La libéralisation des marchés n’est pas autre chose qu’une entreprise de massacre des peuples. L’uniformisation des cultures est une gigantesque tentative de stériliser les imaginaires individuels et collectifs. La loi du profit tue autour de nous les arbres, les fleuves, les forêts, et par conséquent les humanités. Mais une fois ces constats faits, faut-il, pour lutter, se replier sur son lieu, refuser ce mouvement du monde? Évidemment non ! C’est seulement un imaginaire du monde, c’est-à-dire une conception de la mondialité, qui nous permettra de lutter contre les aspects négatifs de la mondialisation. Je crois qu’il faut adopter le principe: agis dans ton lieu, pense avec le monde. C’est cela la mondialité. Une politique du monde qui s’oppose aux aspects négatifs de la mondialisation.

 

Après la négritude, après l’antillanité, on parle de créolité. Comment vous situez-vous, aujourd’hui, par rapport à ces concepts?

 

Édouard Glissant : Je me suis toujours fondé, dès mon premier livre, Soleil de la conscience, en 1952, sur la notion de métissage. Sans y être opposé, je n’acceptais pas tout à fait celle de négritude. Dans les temps de racisme que nous vivons aujourd’hui, nous nous apercevons que ce que le raciste craint le plus, c’est le mélange. C’est pour lui la chose la plus abominable qui soit. Il peut vous concéder une existence, mais loin de lui. Dans un système d’apartheid. J’ai toujours considéré que les principes qui peuvent expliquer la complexité et l’inextricable du monde reposent sur les mêmes phénomènes que ceux qu’ont connus les Antillais. Ces phénomènes relèvent de ce que j’appelle la créolisation. Je crois que le monde se créolise, comme les Antilles se sont créolisées. Qu’est-ce que la créolisation ? C’est un mélange inextricable de cultures dont on ne peut prédire à l’avance les résultantes. Ce phénomène appelle une nouvelle manière de penser, rompant avec l’ancienne qui consistait à réagir en disant: « Je ne veux pas de ça car cela ne vient pas de chez moi. » Je crois cette notion de créolisation utile pour penser le monde d’aujourd’hui. Mais je suis opposé à l’idée de créolité, qui fixe et fige sur l’ancien mode identitaire.

 

 

 

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui et Fernand Nouvet

 

 

 

(1) Une nouvelle région du monde. « Esthétique 1 ». Éditions Gallimard, 2006

 

 

 

 

 

 

 

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