« Monsieur Jourdain » : baroque et jubilatoire

  — Par Roland Sabra —

Didier Carette n’aime pas Molière. Il a du mal avec le théâtre du XVII ème siècle dont il trouve l’écriture trop « monologuante » et les personnages trop « monolithes ». Le contraire de ce qu’il aime dit-il. Le metteur en scène à des affinités avec Brecht, avec Shakespeare, pas beaucoup avec Jean-Baptiste Poquelin. C’est pour des raisons économiques, pour assurer des recettes, il faut bien vivre, qu’il se contraint à monter « Le Bourgeois gentilhomme » pièce du répertoire dont le grand public est friand. Comme Didier Carette est un homme de paradoxes que les défis stimulent il confie le rôle de M. Jourdain à Georges Gaillard qui lui détestait franchement cette pièce et « Le Medecin malgré lui » avec. Le résultat? Il est jubilatoire! Comme quoi l’art est avant tout affaire de labeur et d’intelligence.

Le travail de Didier Carette se situe dans la veine d’un théâtre baroque qu’il tire vers l’expressionnisme allemand à la Murnau pour inventer, à l’instar du cinéma de même nom, une sorte de théâtre noir, de théâtre d’horreur dans lequel il s’évertue à chercher dans les personnages les plus négatifs ce qu’il y a d’humanité profonde, enfouie. Au lieu de faire de M. Jourdain un bourgeois prétentieux et ridicule il en fait un doux idéaliste, un peu paumé, curieux de tout et avide de savoir, persécuté par sa mégère de femme à la tête un peu trop près du bonnet. M. Jourdain est un rêveur perdu entre Zizi Jeanmaire et Sarkozy, entre « mon truc en plume » et sa rollex, entre paillettes et bling bling. Peut-être. Sans doute. Mais son entourage n’en parait que plus étroit d’esprit, plus mesquin, plus écrasé par les petites conventions, plus à l’aise dans la pataugeoire des médiocres renoncements au jour le jour. Il y a du Don Quichotte dans ce M. Jourdain.

La scène s’ouvre sur un escalier de music-hall pour un « l’ai-je bien descendu » de Casino de Paris mâtiné d’hypermarché, espace de gloire et de repli dont le maître sera M. Jourdain. Au bas de l’escalier un pédiluve aux faïences ébréchées, cloaque de la mesquinerie et du mépris moralisateur dont est affublé son entourage persécuteur. Les masques que devaient porter les comédiens ont été abandonnés au profit de la diction, par des maquillages felliniens. Il y a là comme une friction avec la réalité qui finit par dissoudre le quotidien et ses repères familiers pour reconstruire, recomposer un univers de fragmentations, d’éclats, dont il serait vain et illusoire de se limiter aux apparences. Didier Carette  qui semble emprunter au théâtre pauvre de Grotowski les costumes de ses comédiens et le jeu avec le public, jeu qui a très bien fonctionné à l’Atrium dont une bonne partie de la salle était lycéenne, accorde par contre un soin particulier aux éclairages et à l’univers sonore. Celui-ci, plutôt hard-rock, faisait l’amour au texte de Molière et la salle tanguait, chavirait. Après la scène 1 de l’Acte I, la scène de l’ouverture, qui pouvait faire croire à une intervention d’intermittents du spectacle débattant des rapports entre l’art et l’argent, l’entrée en scène tonitruante de M. Jourdain a immédiatement entrainé l’adhésion du jeune public et du moins jeune. Le réalisme magique de Carette avait gagné la partie. Les maquillages outranciers, positivement irréalistes, la présence des musiciens sur scène, les postures déjantées, les vêtements et la scénographie toute entière entre luxe de pacotilles et délabrements, les rondeaux et menuets « rock-and-rolliseés », tout absolument tout conviait à une fête des sens, du théâtre, du théâtre des sens.  Et il faut le redire : le jeune public a aimé, seuls quelques fétichistes de Molière sont sortis dépités de la salle. Ils n’avaient pas retrouvé le Molière de leur enfance, peut-être était-ce même leur enfance qu’ils étaient venus chercher et qu’ils n’avaient pas retrouvée. Le grand mérite de ce beau travail, décapant, iconoclaste, est de pouvoir faire entendre le texte de Molière à une génération peu encline par définition à plonger dans les œuvres du 17eme siècle. Le texte était là, les quelques petits ajouts, que les puristes ont pu regretter, n’avaient de sens que de permettre d’établir une complicité avec une salle dont on doutait, à tort, de la réceptivité. S’en offusquer c’est oublier que « La grande règle de toutes les règles est de plaire » comme le fait dire Molière à  Dorante de la Critique de l’Ecole des Femmes.

A ce titre là, mais pas seulement, on peut dire que Didier Carette et le groupe Ex Abrupto ont été fidèle à l’auteur. Pour le plaisir de la salle pleine à craquer. Manuel Césaire, musicien, comme la programmation du CMAC en témoigne avec insistance, semble vouloir élargir la palette de ses choix. On s’en félicitera.

 Fort-de-France, le 03/05/08

Roland Sabra,

« La bourgeoisie n’a pas d’autre plaisir que de les dégrader tous » Mai 68

Lire aussi la belle critique de Laurence Aurry

Le bourgeois Gentilhomme de Molière (Groupe Ex-Abrupto ? Direction Didier Carette)

 

Mise en scène
Didier Carette et Marie-Christine Colomb
Groupe Ex-abrupto. Avec la complicité de Michel Broquin Compagnie Créature
Avec les comédiens, chanteurs et musiciens

Sébastien Bouzine – Charlotte Castellat – Danielle Catala – Céline Cohen – David Lefebvre – Marie-Christine Colomb – Antoine Fleury – Georges Gaillard – Régis Goudot – Olivier Jeannelle – Laurent Lopez

Création musicale
Céline Cohen – David Lefèbvre

Scénographie – Décor
Jean Castellat – Coralie Léguevaque.

Costumes
Brigitte Tribouilloy assistée par Valérie Gosselin

Masques
Cie Créature – Michel Broquin
assisté par Pierre Adrien Lecerf et Lou Broquin

Lumière
Alain Le Nouëne

Régie son
Richard Granet