Cap au pire

— Par Michèle Bigot —

Samuel Beckett, M.E.S. Jacques Osinski
Avec Denis Lavant
Festival d’Avignon off 2017, Théâtre de Halles, 6=>29 juillet 2017
Cap au pire est l’avant dernière nouvelle de Beckett. Le titre original repose sur un jeu de mots Worstward Ho à partir du titre de l’œuvre de Charles Kingsley Westward Ho ! De « cap à l’ouest » on est passé à « cap au pire », plus d’aventure et plus besoin du point d’exclamation. L’humour grinçant n’étant pas la moindre qualité de Beckett, on appréciera ce que ce nouveau titre contient de désespoir programmé. Crépuscule d’une vie, et crépuscule d’une écriture qui revient en boucle sur elle-même et creuse le sillon de ses obsessions. Ecrire le pire, aller vers sa fin, programmer sa propre disparition : plus d’histoire, plus de personnages : ou, si on veut, l’histoire d’un texte qui s’écrit (s’écrie) en direct, sans pilote et sans gouvernail. Une gageure !
C’est une nuit. Une nuit d’insomnie, une nuit d’écriture. Une lueur brille encore (« une mèche »), assez pour éclairer une page, pour laisser entrevoir des silhouettes : un vieil homme avec un enfant qui s’accroche à sa main (un enfant mort ??), une vieille femme. Et par-dessus ces corps fantomatiques qui semblent avancer vers l’obscurité dans une démarche hésitante, arrêtée puis reprise, l’appel du vide, d’un texte qui tournerait à vide. La tentation de la disparition, et si possible, de la disparition de la disparition. Des corps morcelés, des troncs, une douleur, une tête qui émerge, des mains en gros plan, comme dans un mauvais rêve. Pas de début et pas de fin, des mots qui tournent en rond, reviennent en boucle comme une obsession. Fixer tout cela sur le papier, relever le défi de l’existence, dire tout cela sur scène, se jouer des limites. L’espace lui-même n’est plus que « vastitude ». Le style est à l’unisson, phrases syncopées, adverbiales, énumérations : disparition des verbes et des sujets, miroir de l’effacement qui vient.
Et c’est ce que restitue exactement la scénographie, disposant devant un rideau-écran un homme noir vacillant au bord du vide (un rectangle de lumière blanche devant ses pieds). Et en réplique, derrière l’écran un autre carré lumineux, réplique amoindrie du premier, jouant dans l’espace le rapport entre page blanche réelle et page blanche fantasmée. Puis l’obscurité dévore l’arrière-plan, percée à intermittence par des lumignons fragiles, à peine perceptibles. Peu de lueurs dans cette nuit de l’esprit qui tend inexorablement vers la nuit du corps. Quant à l’acteur (Denis Lavant), il incarne une frêle présence, un homme figé dont seule la tête continue imperceptiblement à changer d’orientation pour recevoir fugitivement une pâle lumière qui accuse la fatigue de l’expression.
Méditation sur la mort, sa propre mort, sur celle des proches, de l’enfant, la disparition lente de la vie dont le corps épuisé se vide, le texte lui-même qui perd sa substance pour devenir une sorte de mantra ? Il ne faut pas attendre que ce texte délivre des réponses ; il est plutôt une émanation verbale de l’angoisse existentielle, un essai de pure négativité.
Après Sami Frey en 2012, Jacques Osinski relève le pari : dans une mise en scène que n’aurait pas désavouée Claude Régy, il donne au plateau la dimension spectrale propre à la nuit de l’écriture, aidé en cela par un comédien inspiré et parfaitement respectueux du texte. Pari réussi, les spectateurs sont tendus dans un silence épais, captifs de cette mélancolie, vibrant à l’unisson avec l’acteur.
Michèle Bigot
Madinin’Art