« Cahier d’un retour mal assuré au pays des bonnes intentions» « Mann ist, was mann isst »

— Par Roland Sabra —

Yé Mystikwi! et Mangeons!

Photo Philippe

Yé Mystikwi ! Deux spectacles pour clore la biennale de danse contemporaine. Tout d’abord une chorégraphie de Lucien Peter inspirée du « Cahier d’un retour au pays natal » dont on retiendra la belle mise en lumière de José Cloquel et la difficulté à passer des bonnes intentions à la réalisation. Dès la lecture du prologue(1) par le psychanalyste Guillaume Suréna, les danseurs apparaissent sur scène un peu, et dans la salle, beaucoup, en se déplaçant comme des automates, de façon mécanique mi zombies mi-âmes errantes à la recherche d’un havre sur le fond de la scène une sorte de lune bleue tordue qui servira d’écran aux projections multimédia, à dire vrai beaucoup d’écrans de veille repiqués d’un Winamp quelconque. Sur la scène se dessine un espace qui semble figurer l’île yougoslave dont le nom et la vue vont déclencher l’écriture du cahier. En fond musical plus qu’en accompagnement la voix de Césaire se fait entendre dans un environnement sonore confus : sur la voix du poète la gestuelle de la danseuse se construit en opposition aux gestes des automates. L’introduction d’un autre danseur est précédé d’un clapotis d’eau de ruisseau, de source ou quelque chose comme ça. Cet autre tableau s’accompagne d’un changement musical, c’est maintenant du classique, avant de nouveau un clapotis pour le troisième personnage et des sons de tambours. Les danseurs sont gros de quelque chose dont ils vont accoucher ( leur négritude pour qui n’aurait pas compris!). Autre tableau , la musique est de la soul, un danseur et une danseuse évoluent isolément, avec un lien rouge qui entrave leurs bras, mais la rencontre les libère. Les mouvements des autres danseurs se calent maintenant sur ce qui pourrait être le tic-tac d’une pendule, autres gestes mécaniques mais qui ceux-là appartiennent au monde des vivants. La rencontre de l’homme et de la femme n’avait pas suffit à les libérer tout au moins, l’homme puisqu’il réapparait sur scène ligoté du même fil rouge que la danseuse va de nouveau défaire. Noir sur scène. Confusion dans la salle qui croyant le spectacle terminé applaudit. Fausse sortie, c’est reparti pour un tour.

Là les tambours sont nettement africains, l’Afrique est de retour! Les mouvements des danseurs glorifient l’harmonie retrouvée et l’apprentissage du bonheur d’être ensemble. La fin est encore plus confuse avec à nouveau la présence des danseurs du début et la salle allumée. Ouf!

On l’aura peut-être compris le symbolisme dont use le chorégraphe est d’une telle simplicité, d’une telle indigence que toutes les bonnes volontés dont son spectacle témoigne se noient dans un ennui poli et parfois agacé. La renaissance de l’identité nègre supposait un traitement à la hauteur de l’œuvre inspiratrice. Alors que le poème invite à la multiplicité dialogique des interprétations on assiste à un rabattement du sens sur une illustration de bande dessinée pour fête de patronage. On ne sait par où le spectacle pèche le plus, si c’est par l’amateurisme des danseurs, par leurs manques évidents de technique, la difficulté à être sur la musique et non pas à côté, où l’incapacité du chorégraphe à faire danser le poème, mais peut-être le poème danse-t-il de lui-même sans avoir besoin de maître de danse, de maître tout simplement. Il est évident que Lucien Peter s’est posé des questions, qu’il s’est confronté à des problèmes de transposition clairement identifiés. Il est tout aussi évident qu’il ne les a pas tous résolus et qu’ils finissent par envahir l’espace scénique au point d’accaparer l’attention du spectateur. Ce repérage nécessaire  des difficultés qui n’est qu’un premier pas, ne suffit pas à produire un spectacle. Il faut cependant encourager ce genre d’initiative, il y a en Martinique un espace de chorégraphies à conquérir pour peu que l’on cesse de croire que le rythme et la danse font partie du patrimoine… génétique de la population.

Photo Philippe

Mangeons! Christiane Emmanuel proposait à la suite dans la petite salle Frantz Fanon, pleine à craquer le dernier volet de sa trilogie consacrée au « mal-être ». Elle semble avoir faite sienne la formule que l’on prête à Goethe « Mann ist, was mann isst », «  on est ce que l’on mange ». Quel rapport à la bouffe avons-nous? La question est immédiatement socio-centrée, elle ne concerne pas la totalité de population martiniquaise, plus de cinquante mille personnes ici, chez nous, sont en dessous du seuil de pauvreté, elle concerne encore moins les populations confrontées à la crise alimentaire mondiale. Loin de délégitimé le propos, le contexte actuel, que personne ou à peu près personne ne prévoyait, réactualise une dimension inquiétante, d’autant plus présente que demeure présent dans l’histoire collective transmise par les générations précédentes le souvenir de la disette du temps de l’Amiral Robert. Peut-on jouer avec la nourriture?

Disons-le tout de suite, le spectacle  proposé est d’une autre facture que le précédent «  De sucre et de vanille… » qui nous avait laissé un goût plutôt amer(!). La difficulté rencontrée par Lucien Peter dans « Yé Mystikwi! » est aussi celle à laquelle va être confrontée Christiane Emmanuel. Comment signifier? Comment donner sens? Comment dire avec le corps? Comment et à quelles conditions le donner à voir peut-il devenir un donner à entendre? Comment illustrer la mal-bouffe autrement que par un excès, une débauche de bouffe? La chorégraphe va rappeler, l’ambigüité et l’indécision entre besoin et désir. Le nourrisson qui tête satisfait un besoin et se donne du plaisir qu’il prolonge avec la tétine et plus tard avec la cigarette ou tout autre plaisir des lèvres. La maîtrise des sphincters, les selles expulsées et offertes à la mère n’échapperont pas à l’érotisation. Christiane Emmanuel va décliner les plaisirs de la table jusqu’aux plaisirs du lit, en mêlant la bouffe et la baise dans une célébration orgiaque des trous du corps, comme un office des orifices. Corps à peine mort sur la table du festin elle s’offre à la dévoration, parcourue de spasmes et de tressaillements quand les mains, les bouches, les ventres des convives la touchent, la parcourent, la déflorent, l’absorbent.  Ça avale, ça rote, ça dégueule ou ça éjacule, ça chie, ça pète, ça lèche, ça suce, ça crache, ça aspire, ça baise, ça castre, ça émascule, ça se roule, ça se touche, ça se caresse, ça se repousse, ça guerroie, ça cannibalise etc.

Que nous soyons ambivalents à l’égard de la nourriture nous le savons depuis des lustres. Si la femme à laquelle est souvent confiée la tâche des repas est par la-même pourvoyeuse de vie elle est aussi dans les contes africains, la mère dévoreuse, tout comme la calebasse magique qui se remplit seule de vin, de nourriture ou d’or, pourvoyeuse de richesse et de prospérité est aussi celle qui déchainée, roule et dévore tout ce qu’elle rencontre sur son passage. L’ « avalement » dans les contes africains est aussi le passage d’un âge de la vie à un autre mais aussi une petite mort. Nous revoilà dans le sexuel, mais l’avions-nous vraiment quitté?

« La grande bouffe » à laquelle nous convie Christiane Emmanuel est donc une cérémonie dépravée, entre bacchanale et ribauderie dans laquelle elle officie avec trois danseurs assez homogènes dans leur prestation avec toutefois un satisfecit particulier à accorder au cubain Dixan Garrido Perez qui sort du lot. Aux lumières Dominique Guesdon a été  souvent plus inspiré sur d’autres spectacles, et les musiques dans ce genre de prestation apparaissent comme secondaires, tant la « monstration » , le visuel l’emporte sur le reste, à tel point d’ailleurs, que la performance des danseurs apparait comme éclipsée par des jeux avec les aliments à la limite de l’obscénité. Les images qui illustrent le propos sont parfois un peu lourdes tellement elles sont soulignées mais on n’est pas là pour faire de la dentelle, des pas de clerc ni même, oh paradoxe ! des pas de deux, on est là dans une vraie pochade, et c’est ce qui va provoquer l’adhésion du public. Christiane Emmanuel danse peu et on devine que le temps de la mise en scène va prendre pour elle, et en s’accélérant, le pas sur le pas de danse. Par contre, elle mange, elle vomit, elle somatise , dans une régression infantile et somme toute joyeuse entre bouffe, merde et dégueulis.

Un spectacle de la démesure qui donne à rire sur fond d’angoisse mais à voir plutôt après diner qu’avant et en tout cas à déconseiller aux anorexiques!

 Fort-de-France le 27/04/08
Roland Sabra

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Texte du prologue de Guillaume SURENA

1939… année historique et pour les Antilles et pour la poésie… C’est l’année de publication du « Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé CESAIRE.

Cette création puise sa force dans l’histoire de la poësis elle-même.

Le « cahier » surgit dans le cours du développement de la littérature mondiale, comme «le coup de dé … » de Mallarmé, pour opérer une rupture avec une époque révolue et pour annoncer des temps nouveaux, en prophétisant les formes sur lesquelles la réalité historique future viendra se modeler. Là réside le miracle de la grande littérature !

Dès lors le poète revient. C’est-à-dire qu’il réalise une Odyssée. Lui, Césaire, qui avait fui cette société coloniale qui se voulait créole au point de souhaiter ne rien à voir avec l’Afrique et où il étouffait littéralement, le voici qui chemine désormais vers « la hideur désertée [des] plaies » du pays natal. C’est d’ailleurs le retour qui donne son sens au départ.

Un destin, dès lors, s’offre à lui. Il se doit de surmonter ses propres résistances face aux « puanteurs exacerbées de la corruption », face aux séductions qui sont des appels à la trahison, face aux tentations de s’accommoder.

D’ailleurs n’a-t-il pas affirmé dans un sursaut d’orgueil : « Accommodez-vous de moi, je ne m’accommode pas de vous ! »

Et « par une inattendue et bienfaisante révolution intérieure, dit-il, j’honore maintenant mes laideurs repoussantes ». Et le voici, ce CESAIRE, l’expert en énigmes fameuses qui était devenu le premier des nègres, je veux dire le premier des humains, qui accepte le limon qui entre dans la composition de sa chair notamment : « ces quelques milliers de mortiférés qui tournent en rond dans la calebasse d’une île ».

Le langage n’est pas qu’une réalité formelle. Il est avant tout corps, mouvement du corps.

Toute poésie, la vraie, tend à devenir musique. La musique, la vraie, part du corps et revient toujours au corps.

Dansez-donc ? Dansons donc !

Mais seulement si c’est pour manier « des quartiers de monde » pour épouser « des continents en délire » pour forcer « de fumantes portes ».

Avec des gestes et des mouvements qui sont… « des flambées de brousse et des flambées de chairs et des flambées de ville ».

Que tout cela ne se fasse pas « seulement avec les bouches, mais les mains, mais les pieds, mais les fesses, mais les sexes, et la créature toute entière qui se liquéfie en sons, voix et rythme ».

La danse est « conscience et son rythme [est] de chair » :

« Danses de mauvais nègre »

« La danse brise-carcan »

« La danse saute-prison »

« La danse il-est-beau-et-bon-et-légitime-d’être-nègre »

Paroles d’Aimé CESAIRE

Que la danse soit !

Le 26 Avril 2008

GUILLAUME SURENA