« Black Forest » de Pascale Marthine Tayou

Jusqu’au 22 mars 2020 à la Fondation Clément

— Présentation de Jérôme Sans, commissaire de l’exposition —

Pascale Marthine Tayou se décrit volontiers comme « un faiseur nourri par la poussière africaine… mais aussi par d’autres émotions, d’autres senteurs, d’autres univers 1». Né en 1966 à Nkongsamba, il est devenu l’un des plus grands artistes de sa génération. Dans les années 1990, après des études de droit jugées décevantes, car inaptes à construire un homme « juste », il se tourne vers son environnement le plus immédiat et commence à faire tout simplement « ce qu’il aime ». Il se désigne luimême comme « un faiseur », c’est-à-dire « quelqu’un qui égaye la foule, qui raconte des histoires (…) quelqu’un qui ne fait pas les choses normalement. » Après avoir vécu un temps en France, il s’installe à Gand en Belgique, même s’il continue d’habiter le monde dans sa globalité au gré de ses voyages.

Depuis notre rencontre à la Biennale de Sydney en 1998, Pascale Marthine Tayou et moi-même avons nourri une complicité qui nous a conduits à de nombreuses collaborations et participations à des projets à travers le monde, dont un nouveau chapitre commence ici, à la Fondation Clément en Martinique. Sa première exposition monographique dans les Caraïbes, Black Forest, s’envisage comme une traversée au sein de territoires inconnus et ouverts, « une promenade in live au coeur des pistes de nos doutes existentiels », « un moment d’interrogations sur l’imaginaire du grand monde et son contenu » comme il le dit lui-même. Telle une introspective basée sur la notion de forêt, terre de toutes les rencontres, l’exposition déploie tout le vocabulaire aux écritures multiples et délibérément mobiles de l’artiste, suspendu entre le récit onirique du quotidien et la nécessité d’hybrider des situations, des particularités humaines et des géographies. Depuis plus de trente ans, Pascale Marthine Tayou, a créé son propre vocabulaire à partir d’images et de formes venues du monde entier, mêlant des rejets ou des déchets de la société de consommation, des symboles nationaux, religieux ou économiques, des références artistiques hétéroclites. C’est ainsi qu’il embrasse les réalités connectées du monde contemporain, rassemblant des impressions, des matériaux et fragments d’instants recueillis dans la succession des lieux qu’il a habités, que ce soit pendant une heure ou pendant plusieurs années. Passant naturellement de la sculpture, au dessin, à la peinture, à l’installation et à la poésie, il propose un autre regard sur le quotidien sous une apparente désinvolture esthétique. Sa pratique prolifique et généreuse est ponctuée de grands chantiers, de grandes séries qui se déploient sur la durée et qui peuvent être réouvertes à tout moment. C’est aussi ainsi que se déploient ses expositions, comme un fil continu à travers la planète. À la Fondation Clément, Black Forest, titre lui-même repris d’une exposition au MUDAM en 2011, réunit près d’une centaine d’oeuvres, des pièces iconiques et de nouvelles productions, qui forment un cheminement à travers lequel l’artiste touche aux points cardinaux de la société contemporaine ainsi qu’aux thèmes du village planétaire, du voyage, de l’identité culturelle, de la mondialisation, de la perméabilité des frontières, de l’écologie et de la ritualisation contemporaine. Comme il l’exprime poétiquement : « Black Forest, c’est le grand embouteillage existentiel ». C’est une promenade mentale qui nous conduit sur les pas de cette « quête de l’inconnu » dont le but serait, pour Pascale Marthine Tayou, d’apprendre à « devenir un véritable humain ».

DIAMONDSCAPE, 2012 Bois, formica, metal, chaines, résine, moteurs, cables, bandes magnétiques Dimensions variables. Courtesy Galleria Continua, San Gimignano/Beijing/Les Moulins/Habana. Adagp, 2019

 

D’une ville à l’autre, ou d’un pays à l’autre, Pascale Marthine Tayou n’a cessé de faire du nomadisme le fondement d’une pratique artistique située au confluent de plusieurs cultures. Son oeuvre où abonde la couleur se nourrit d’un flot de voyages, de souvenirs, de rencontres pour saisir le monde dans sa diversité. L’exposition Black Forest revêt une dimension très personnelle et nous projette dans l’intimité de la vie de l’artiste, qui transporte à la Fondation Clément, des lieux qui lui sont chers comme son pays natal, le Cameroun à travers une série de photographies de scènes de cérémonies comme autant de souvenirs. Il nous emmène jusqu’à la maison de sa mère, ce cocon familial, auquel il rend hommage dans un grand papier peint intitulé Hakunamatata (2019) et un tableau tiré de La Cour de ma mère (2013), une vision de cette dernière balayant sa cour dans son village natal. Selon Tayou, « la maison est le portrait de la vie. C’est une autre facette de notre identité2 ». Son parcours découle souvent de cet horizon intimiste, à commencer par son nom, Pascal étant le prénom de son père et Marthine de sa mère. Depuis son « départ » du Cameroun il y a une vingtaine d’années, Pascale Marthine Tayou a pris l’habitude d’y retourner tous les ans. Dans ses oeuvres, l’artiste fait toujours référence de manières implicites et récurrentes à ses origines, à la terre rouge et nourricière du Cameroun comme dans ses grands tableaux en terre intitulés Boboland (2013) ou Terres riches (2013). « Le Cameroun est ma marque déposée, c’est ma base initiatique 3» explique-t-il.

Pourtant, chez Tayou, les identités sont construites par les relations et des liens qui se tissent entre les individus. L’identité ne saurait être figée ou statique, elle est plurielle et en mouvement : « Je ne souscris pas à cette notion particulière d’une identité supérieure et universelle. Pourquoi un lieu serait-il plus intéressant qu’un autre ?4 » explique-t-il. Conscient de vivre dans un monde polarisé, l’artiste croit en une citoyenneté mondiale où cesseraient les divisions identitaires, qu’elles soient sexuelles, ethniques ou religieuses. Le monde de Pascale Marthine Tayou est un monde en plusieurs dimensions — physique, temporelle, vivante, culturelle… C’est un monde en perpétuelle mutation, car exposé aux choix humains qui tel un plateau de théâtre, se laisse traverser, habiter par de multiples identités. Un monde qui relate l’histoire des hommes et leurs passés, et qui irrigue leurs imaginaires en privilégiant l’expérience et l’aventure humaine…
Jérôme Sans