Au plaisir des femmes

 Par Frédéric Joignot

Poster-Tabou

« Mon coeur bat la chamade, et sous son regard scrutateur, j’ai déjà viré au rouge pivoine… Il n’est pas seulement beau, il représente le summum de la beauté masculine. Et il est là, devant moi. »

Cinquante nuances de Grey, livre de la Britannique E. L. James, débute comme un roman à l’eau de rose. Il en a le style. L’histoire aussi. Anastasia Steele, étudiante en littérature, naïve et désargentée, toujours vierge à 22 ans, interviewe pour le journal de la faculté Christian Grey, un chef d’entreprise milliardaire de 27 ans.

Coup de foudre entre l’oie blanche et le « dieu grec ». Il la raccompagne en hélicoptère et l’emmène dans son immense appartement. Là, « Ô mon Dieu », Anastasia découvre une croix de bois bardée de menottes de cuir, tandis que le golden boy lui propose de devenir sa « soumise ». Anastasia finit par accepter : « Faire plaisir à Christian. Tout d’un coup, je me rends compte, que, oui, c’est exactement ce que je veux. C’est une révélation. » Quelques séances de fouet plus tard, assorties de clichés – « Je gémis et mes mains se crispent dans ses cheveux » -, l’héroïne vit le doute amoureux. La suite au tome II qui sort en français en janvier.

CRUDITÉ DES MOTS

Cinquante nuances de Grey est une romance façon Harlequin truffée de scènes érotiques. C’est un nouveau genre littéraire. Trois tomes sont sortis depuis juin 2011, qui connaissent un extraordinaire succès. 63 millions vendus dans le monde dont 25 millions au Royaume-Uni. 800 000 pour l’espace francophone pour le tome I, dont 175 000 en France pour la seule première semaine d’octobre.

Comment expliquer cet engouement planétaire ? Les romans d’amour et les nombreuses collections « Passions » ou « Promesses » ont toujours aimanté les lectrices – car ce sont surtout des femmes qui lisent ces livres. Barbara Cartland a par exemple vendu un milliard d’ouvrages. Mais avec Cinquante nuances de Grey, on entre avec Cendrillon dans le lit princier. Nous changeons d’époque. Le lectorat féminin sentimental ne craint plus d’entendre parler de sexualité. Au contraire. Sa mise en scène (« Et maintenant, je vais vous baiser, Mlle Steele », dit Christian le premier soir), la crudité des mots, le « plaisir anal », les menottes, tout cela plaît.

En France comme aux Etats-Unis, des critiques ont reconnu leur trouble. Dans L’Express, Diane Saint-Réquier écrit sans fard : « Le livre donne envie de sexe. (…) Donc OUI, ça vous réveille la libido (…).«  Dans Elle, l’éditorialiste Michèle Fitoussi évoque un roman qui « répond probablement à un besoin très fort, comme il y a dix ans, la vente de sex-toys à Saint-Germain-des-Prés » et à un désir de « transgression raisonnable ».

Elle rejoint le New York Times qui parle d’un « porno pour mères de famille », acheté en douce sur Internet par des femmes mariées qui retrouvent les fantasmes de leur jeunesse. Il cite la fondatrice de l’association DivaMoms (de mamans new-yorkaises) : « Le livre a rallumé le feu dans nombre de couples. Je crois qu’en le lisant les femmes retrouvent leurs désirs et se sentent sexy. »

« RÉVOLUTION DU PLAISIR FÉMININ »

Elisa Brune, une journaliste qui a écrit deux best-sellers d’entretiens consacrés à la jouissance féminine, voit dans Cinquante nuances de Grey un symptôme, massif, de « la révolution du plaisir féminin » en cours. « La jouissance féminine devient un sujet légitime d’étude scientifique, de quête personnelle, d’écriture, ce qui était encore impossible il y a vingt ans. Le livre de E. L. James signale l’exact endroit où beaucoup de femmes se trouvent : à mi-chemin entre la quête romantique d’un homme fantasmé et la prise de conscience qu’elles peuvent suivre les appels de leurs propres désirs. »

Même réflexion chez le psychiatre et sexologue Philippe Brenot, président de l’Observatoire international du couple, qui a publié en début d’année les résultats d’une enquête qualitative sur le plaisir réalisée auprès de 3 000 femmes. Pour lui, le livre révèle que la « pornographie soft » – différente du hard d’Internet – intéresse les femmes et nourrit leur plaisir. « Dans l’enquête, nombre de femmes disent : « Je fantasme d’être avec un bad boy qui me soumet à sa volonté, mais pas trop. » » Qu’elles achètent le livre serait un signe fort de « la revendication et de la reconnaissance du désir féminin ». Il rappelle qu’il y a encore trois générations, la revendication de jouissance des femmes mariées était vue comme « un comportement de prostituée ou de libertinage ».

Il faut attendre, rappelle-t-il, la fin des années 1970, les textes féministes sur le plaisir – Luce Irigaray, Hélène Cixous, Julia Kristeva, Monique Wittig -, les débats explosifs sur la contraception et l’avortement de 1975, l’essor des journaux féminins pour que la jouissance des femmes acquière droit de cité.

« LES MURS DU PORNO SONT TOMBÉS »

Ainsi, à l’été 1993, quand Elle publie sur sa couverture le titre « Etes-vous une salope ? Un test choc à faire en cachette » (n° 2483), c’est du jamais-vu. L’expression relevait jusque-là de l’insulte machiste ou de l’éloge confidentiel. Depuis, les pages « Love & sexe » d’Elle proposent d’innombrables quiz directs et crus. « Etes-vous prête à adopter un sex-toy ? », « Orgasme. Avez-vous atteint le septième ciel ? », « Pénis : est-il à la hauteur ? », etc.

L’éditorialiste d‘Elle fait un constat : le sadomasochisme et les accessoires érotiques, longtemps cantonnés aux sex-shops et aux initiés, ont conquis ces dernières années le grand public et la culture populaire. Dans les feuilletons américains Sex and the City ou Cougar Town, les héroïnes parlent sans complexe de leur ami le « lapin vibrant ». Pour Noël 2005, le magazine Jalouse offrait un vibromasseur en cadeau sous blister. Aujourd’hui, une femme en trouve au rayon lingerie des Galeries Lafayette, dans les boutiques de Chantal Thomass ou de Sonia Rykiel. Dans de nombreuses villes de province, les réunions féminines pour choisir son sex-toy et acheter de la lingerie osée, mouvement apparu en Suède en 2002, remplacent les après-midi Tupperware des années 1970 – enfin, chez celles qui en ont les moyens.

En avril, le journal en ligne MadmoiZelle.com testait le sadomasochisme pour ses jeunes lectrices. La journaliste essayait « des menottes, une laisse, un vibromasseur, un bâillon, des tenues cool (pour moi) et une cravache (pour lui) ». Deux chiffres encore : en 1992, selon une enquête de l’Inserm, 23 % des Françaises avouaient avoir vu un film porno. Elles sont aujourd’hui 82 % selon un sondage IFOP, réalisé pour le compte du producteur de films X Marc Dorcel, qui lance un site Internet X destiné aux femmes.

Pour le sociologue de l’imaginaire Vincenzo Susca, « les murs du porno sont tombés ». Les conséquences ? Difficiles à évaluer. En tout cas, pour lui, l’affirmation du plaisir féminin a profondément bouleversé notre conception de l’amour : « Cette évolution se retrouve dans la multiplication des divorces, qui va de pair avec celle des partenaires. Au-delà, un nouveau rapport à l’intimité s’affirme de manière érotique, convulsive et impudique. »

RAPPROCHEMENT DE LA SEXUALITÉ DES HOMMES ET DES FEMMES

Un des premiers sociologues à l’avoir vu est Anthony Giddens. Dans La Transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, s’appuyant sur plusieurs enquêtes menées aux Etats-Unis et en Europe, il montre les « mutations quasi incroyables survenues dans les relations entre les femmes et les hommes ». Rappelant combien le mariage à vie et la virginité d’une fille comptent après-guerre, il présente les témoignages d’adolescentes de 16 ans pour qui « faire l’amour quand on s’aime » est une évidence tout en ne « sachant pas qui elles aimeront dans un an ». Elles sont décidées à vivre des expériences amoureuses avant de se marier, connaissent toutes sortes de pratiques sexuelles inconnues de leurs grands-parents et revendiquent une vie érotique épanouie. Comme les hommes.

La grande enquête de l’Inserm de 2006 sur la sexualité des Français confirme ces analyses. Pour Nathalie Bajos, qui a codirigé cette enquête, « l’un des changements majeurs de ces dernières décennies est le rapprochement de la sexualité des hommes et des femmes. On le voit aussi bien à l’âge du premier rapport qu’au nombre de partenaires ou à la diversité des pratiques ».

Le premier rapport a lieu en moyenne à 17 ans, contre près de 21 ans en 1960. Une personne sur dix seulement découvre la sexualité avec une personne qui sera un véritable conjoint ; 20 % des femmes connaissent au moins cinq partenaires importants dans leur vie, contre 10 % en 1970. Les jeunes filles multiplient les expériences sans lendemain – autant que les garçons. Un tiers des hommes, un quart des femmes reconnaissent avoir une relation parallèle. Selon une enquête de l’Institut Trends Research réalisée en 2012, 67 % des personnes interrogées croient qu’il est bon d’assouvir ses fantasmes sexuels, et 40 % des femmes disent vouloir faire l’amour dans un lieu insolite.

« MARCHÉ DE L’AMOUR ET DU SEXE »

La sociologue Eva Illouz, qui a mené de nombreuses enquêtes sur la souffrance affective et vient de publier Pourquoi l’amour fait mal, regarde d’un oeil désenchanté ces évolutions hédonistes. Selon elle, nos relations amoureuses libérées n’échappent pas à nos comportements de consommation et nous installent au coeur de ce qu’elle appelle un « marché de l’amour et du sexe ». Hommes et femmes confondus choisissent librement un partenaire amoureux selon des critères de qualité (rapports sexuels, revenus, charme, etc.), à peu près comme on fait avec une voiture ou un produit high-tech, et en changent quand sa valeur d’usage décline. Nous sommes devenus des produits marchands soumis à la concurrence, en perpétuelle rivalité les uns avec les autres, et pouvons être quittés à tout moment.

« Deux amoureux sont désormais ensemble jusqu’à nouvel ordre, constate Eva Illouz. Il faut en permanence convaincre l’autre qu’on représente le meilleur choix, qu’on reste désirable et fiable économiquement. Cette conscience qu’être aimé relève d’une option parmi d’autres, qui doit être sans cesse renouvelée, diminue l’intensité émotionnelle de l’amour et le rend douloureux. »

Or, si les pratiques sexuelles tendent à se confondre, en revanche, pointe Eva Illouz, sur le marché du mariage et du sexe, les femmes ne sont pas à égalité avec les hommes…

Lire la suite

LE MONDE CULTURE ET IDEES |