« Antigone à Molenbeek & Tirésias » Stefan Hertmans/Kae Tempest/Guy Cassiers

— Par Michèle Bigot —

Dans ce spectacle, Guy Cassiers choisit de faire appel à la tragédie grecque pour réunir deux transgressions, celle d’Antigone et celle de Tirésias. Dans les deux cas, c’est l’ordre patriarchal qui est interrogé, voire franchement bousculé. Antigone met les autorités au défi en choisissant d’ensevelir son frère en dépit de l’interdiction prononcée par le roi. Tirésias outrepasse l’ordre du genre en s’incarnant successivement comme homme puis comme femme. Les deux héros paieront leur transgression de la vie pour Antigone, de ses yeux pour Tirésias. Le don de prophétie qui est accordé à ce dernier en compensation pourrait bien être la plus cruelle des punitions: prophète de malheur, il est condamné à prêcher dans le désert. Des deux tragédies, on se demande laquelle est la plus brûlante en termes d’actualité!

Antigone revit aujourd’hui sous les traits de Nouria, étudiante en droit à l’Université, vivant à Molenbeek et réclamant aux autorités la dépouille de son frère Kamikaze de Daesh. Tirésias s’actualise dans la figure d’un adolescent, qui va connaître une transfromation de genre, avant de terminer sa carrière en prophète de l’effondrement.

Antigone et Tirésias sont deux textes réécrits par des poètes contemporains, en l’occurrence Stefan Hertmans Antigone et Kae Tempest pour Tirésias. Deux textes post-modernes de style très différent. Semblables par leur forme énonciative de monologue, mais très dissemblables dans leur écriture. Le texte de Stefan Hertmans, quoique porteur d’une actualité tragique reste classique dans sa forme: il intègre description, narration, bribes de dialogue rapporté, monologue intérieur. Il vaut par la tension dramatique qu’il véhicule, de nature intrinsèquement théâtrale. Celui de Kae Tempest relève davantage de l’écriture poétique. La poétesse britannique appartient à une génération plus jeune que le dramaturge belge: iel se caractérise elle-même comme non-binaire, queer et appartient au courant poétique du spoken word, se caractériant par sa verve, sons sens de la musique et du rythme. Les poèmes choisis sont puisés du recueil Hold your own, poème écrit pour être parlé, du « parlé-chanté » selon les termes du collectif Fauve. Cette poésie est conçue dès l’origine pour travailler sur divers supports: musique, vidéos, textes, visuels, web…

On comprend dès lors comment s’opère la jonction avec le travail de Guy Cassiers, lui-même metteur en scène et scénariste très proche des arts graphiques et visuels. Il est secondé en cette matière par Charlotte Bouckaert. La vidéo connaît dans ses propositions théâtrales une place de prédilection et une fonction originale. On est très habitués à voir désormais sur les plateaux une vidéo représentant les extérieurs de l’action: le hors-champ, les temps révolus ou futurs, le contrefactuel sont globalement pris en charge par cette image mouvante. Chez Guy Cassiers, il s’agit plutôt d’une participation active de l’image à l’action, au phrasé du personnage, à ses mimiques, à sa représentation en tant qu’acteur. Son corps, particulièrement ses yeux, est ainsi mis en exergue et porte la dramaturgie grâce à l’image projetée. Les tableaux se succèdent, rivalisant de poésie, d’invention picturale, de jeux de lumière et nourissent l’écriture dramatique au même titre que les acteurs eux-mêmes. Autant d’images oniriques, de tableaux inspirés qui participent du langage théâtral de Guy Cassiers au même titre que le texte.

Mais texte et images ne seraient rien sans l’interprétation des comédiennes qui les font vivre. Il faut ici saluer le talent de Valérie Dréville qui porte merveilleusement les avatars de Tirésias, enfant perturbé, femme accomplie, tour à tour homme puissant et homme déchu, et finalement prophète de l’apocalypse. La sensualité des poèmes de Kae Tempest est vécue intimement par cette grande tragédienne qui sait porter l’émotion à son comble par le jeu de sa voix, de ses intonations changeantes, par sa mimique inspirée et l’ensemble de son corps. Tout est juste chez elle, l’ardeur comme le trouble, la pudeur comme le désir, en somme une comédienne accomplie au sommet de son art. Malheureusement nous ne pouvons pas en dire autant de Ghita Serraj qui fait pâle figure comparée à la précédente. Son jeu est monocorde de part en part. Elle s’installe dans un mumure permanent qui finit par être fatigant, tant il oblige le spectateur à tendre l’oreille. On cherche en vain une quelconque émotion dans sa partie, qui s’efface au bénéfice du tableau visuel.

Nous ne terminerons pas sans saluer la performance étonnante du Quatuor Debussy, qui interprète les quatuors à cordes n° 8, 11 et 15 de Chostakovitch. Ces musiciens, habitués au partage, à la création de formes nouvelles, sont totalement intégrés à l’action. dans ce spectacle total, la musique n’est pas la toile de fond de l’action, mais bien sa matière même, et les quatre musiciens donnent à voir cette intégration par un langage corporel, une gestuelle qui les installe au coeur du drame.

Michèle Bigot

La Comédie de Valence

05.01-06.01.22

ANTIGONE À MOLENBEEK
Texte: Stefan Hertmans, Éditions De Bezige Bij
Traduction: Emmanuelle Tardif, Editions Le Castor Astral
Mise en scène: Guy Cassiers
Avec: Ghita Serraj et le Quatuor Debussy

TIRÉSIAS
Texte: Kae Tempest, sélection de poèmes tirés du recueil Hold your own, Éditions Johnson & Alcock
Traduction: D’de Kabal, Louise Bartlett, Éditions L’Arche
Mise en scène: Guy Cassiers
Avec: Valérie Dréville et le Quatuor Debussy
Scénographie et vidéo: Charlotte Bouckaert
Lumière: Fabiana Piccioli
Musique: Dmitri Chostakovitch
Interprétation: Le Quatuor Debussy
Assistant à la mise en scène: Benoît de Leersnyder

Spectacle créé dans sa version française le 11 juin 2021 au Théâtre de la Renaissance à Oullins, dans le cadre des Nuits de Fourvière