« Agôn » de l’irritante Jandira Bauer

–par Roland Sabra —

Jandira Bauer est une metteure en scène irritante. Elle est capable de mise en scène de très grande qualité comme « Psychose 4.48 » de Sarah Kane dont on ne dira jamais assez qu’elle supportait le regard avec ce que les plus grands du théâtre européen en ont fait, notamment Claude Régy et Isabelle Huppert. Excusez du peu. Dommage que si peu de monde en Martinique ait pu s’en rendre compte. Peut-être un manque de repères pour faire le rapprochement ou la comparaison ? Alors pourquoi est-elle si irritante ? Parce que comme tous les artistes qui ont une vision précise de leur travail elle peut verser si ce n’est dans le maniérisme, tout au moins dans une répétition forcenée de tics, d’automatismes de mise en scène qui une fois qu’ils ont été repérés deviennent précisément irritants.

La sensualité, l’érotisme, la sexualité occupent une place importante dans son travail. Elle nous dit par là que nous sommes des êtres de désirs, de passion, de violence, que la jouissance à partie liée à la mort, en d’autre termes qu’Éros fait parfois bon ménage avec Thanatos. C’est ce parti-pris fort louable par ailleurs qui fait son succès auprès des apprentis comédiens dont elle a la charge. Les pulsions juvéniles trouvent là un exutoire fort respectable et fort policé. Que les parents se rassurent !

 

Le pansexualisme de Jandira Bauer est irritant parce que si « tout est sexuel » tout n’est pas que sexuel. Prenons l’exemple de « Agon » son dernier travail qu’elle nous a présenté il y a peu au petit théâtre de Fort-de-France. Il s’agit là d’un exercice de style autour du thème d’Antigone. Jandira Bauer a recours à des comédiens qui ne sont ni des amateurs, ni des professionnels et plus tout à fait des débutants, encore que dans le métier on n’en finisse jamais d’apprendre. Toujours cette façon décalée de faire les choses.

Rappelons l’argument des diverses pièces écrites et qui portent le beau nom d’Antigone. De l’union incestueuse d’Oedipe, roi de Thèbes et de Jocaste, sa mère sont nés deux garçons Etéocle et Polynice, et deux filles Ismène et Antigone. Celle-ci a fait preuve d’un dévouement exceptionnel à l’égard de son père puisqu’elle l’a accompagné jusqu’à sa mort sur les routes, où aveugle il mendiait son pain. Elle retourne à Thèbes, au moment où ses deux frères se disputent le pouvoir. Polynice fait appel aux ennemis de toujours pour combattre Etéocle. Lors d’un affrontement singulier les deux frères se tuent et l’oncle Créon prend le pouvoir. Son premier décret est d’organiser des funérailles officielles pour Etéocle et d’interdire l’enfouissement du corps du « traitre » Polynice condamné à pourrir sous les murs de Thèbes. C’est contre cette condamnation que va se dresser Antigone. Elle va enterrer son frère et être condamnée à mort par Créon. On ne dévoilera pas la suite aux rares lecteurs qui ne connaitraient pas la fin pour la simple raison que Jandira Bauer a choisi de ne retenir des diverses moutures de la pièce que l’affrontement de Créon et Antigone.

Les comédiens issus pour la plupart du lycée Schoelcher interprètent donc tour à tour les deux  rôles et quelques autres accessoirement. Jandira Bauer a le sens du plateau. Elle sait parfaitement faire occuper l’espace, avec des roulades au sol, des déplacements en diagonal, des traversées du plateau multiples, des prises de paroles sur le proscenium, coté cour, coté jardin, au fond de la scène, ou à partir des coulisses. L’opposition Créon-Antigone, homme-femme, noir-blanc, est soulignée avec insistance, sans nuance aucune. La présence de farine, poussière de terre manipulée par les comédiens du début à la fin de la pièce, symbolise sans légèreté, l’enfouissement transgressif du corps de Polynice et l’enfouissement final d’Antigone. Les lumières sont belles notamment quand elles sont rasantes et les comédiens s’en donnent à cœur joie, même et surtout si le talent vient à manquer pour quelques uns. La bande sonore se termine avec une émouvante chanson en brésilien, œuvre d’un des fils de la metteure en scène..

Ce qu’a manqué Jandira Bauer c’est la compréhension de la transgression par Antigone de l’interdit de Créon. Elle réduit l’affrontement à une affaire de personnes. Le dépliant distribué au début du spectacle dit qu’Antigone s’élève contre toutes les lois celles des hommes et mêmes celles des Dieux. Faire d’Antigone un telle hystérique est un contresens absolu, puisque les textes disent clairement qu’Antigone ne fait que rappeler à Créon, homme politique s’il en est, qu’il existe des Lois qui fondent l’humanité, des Lois qui relèvent de la transcendance, que par exemple, les hommes sont la seule espèce animale à enterrer ses morts et que refuser des funérailles à Polynice, c’est dénier à son frère la qualité d’humain, ce qui, quoiqu’il ait fait, est impossible. Antigone rappelle donc l’acte culturel par lequel l’humanité se détache, ni plus ni moins que de la Nature. Alors érotiser le rôle d’Antigone comme Jandira Bauer le fait, en demandant à une comédienne de se couvrir de poussière tout en se caressant c’est renvoyer la vierge du côté du pulsionnel, du côté de la Nature. Toute la pièce de Sophocle, reprise par tant d’autres, est une sorte de réponse anticipée ou plus ou moins tardive à ceux qui comme Freud estiment que les femmes ont des « difficultés à sublimer », qu’elles maitrisent plus difficilement que les hommes le dispositif pulsionnel qui les enserre ! C’est Créon qui agit de façon impulsive, dans une logique à courte vue et c’est Antigone qui rappelle qu’il existe un socle sur lequel repose l’humanité et qu’on ne peut y toucher. Le discours de Créon est on ne peut plus politique, il agit dit-il pour le bien de la cité, du peuple et s’il condamne Antigone c’est parce, finit-il par dire : « une femme ne peut pas faire la Loi« , ce qu’Antigone est prête à admettre car la Loi à laquelle elle se réfère n’est pas la sienne, ni celle des hommes mais celle des Dieux.

Il en est qui opposeront à cette critique l’argument selon le quel il ne s’agit là que d’une lecture et que c’est le droit de Jandira Bauer de « faire » son Antigone ! Sauf qu’Antigone n’appartient à personne en particulier quelle est une figure universelle de résistance à l’Etat, un appel à la lutte contre l’oppression politique qui souille le divin, un rappel que les femmes ont elles aussi rapport avec le sacré et que ce lien n’est pas le privilège des hommes ou des prêtres. Alors faire d’Antigone une hystérique ou une perverse qui, par définition, ne connaitrait de loi que sa propre loi…

 

Fort-de-France le 26/03/2011