« Le “philanthrocapitalisme” de Bill Gates n’est que du colonialisme »

OGM, perte de la biodiversité, chaos climatique… La militante indienne Vandana Shiva revient dans son dernier ouvrage sur les maux causés par notre système économique et le pouvoir des super-riches. Elle esquisse des chemins pour mener la bataille qui vient. Entretien.

C’est l’une des figures de l’altermondialisme. Depuis 35 ans, l’indienne Vandana Shiva a mené bataille sur tous les fronts. Elle rejoint d’abord le mouvement Chipko contre la déforestation. Elle se rendra célèbre dans la lutte contre les OGM et leur principal promoteur dans le monde, Monsanto. Privilégiant toujours le collectif et l’action de terrain, elle a créé Navdanya, un réseau de gardiens de semences, et un centre de formation agricole où 10 000 fermiers se sont approprié les méthodes de l’agroécologie. Starifiée par certains, elle n’en a cure et veut surtout faire passer un message : l’avenir de l’humanité est menacé par les 1 %, qui détruisent la planète et nous divisent.

Votre dernier ouvrage décrypte le pouvoir des super-riches, ce 1 %, qui a pris en otage l’économie mondiale, qui sont-ils ? Et comment se sont-ils imposés ?

En 2010, 388 milliardaires contrôlaient autant de richesses que la moitié la moins riche de l’humanité. En 2017, ils n’étaient plus que… 8. Le pouvoir des 1 % a réellement commencé à la faveur des accords de libre-échange. Prenons le cas de Bill Gates et Microsoft. Lors de la première réunion ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (en 1996, à Singapour – NDLR), il a obtenu par son lobbying la suppression des taxes sur l’informatique. Et toute l’industrie de la technologie a été délocalisée en Inde… Depuis, tous les ans, ces firmes encaissent 40 milliards de dollars supplémentaires, en versant des salaires inférieurs aux travailleurs indiens pour réaliser exactement la même tâche. En même temps, ils ont imposé la propriété intellectuelle sur les logiciels. Et à chaque fois, ils touchent des royalties ! Ce système économique, c’est une nouvelle classe de prédateurs.

Ces prédateurs sont aussi en train de s’approprier le vivant, dites-vous…

Oui ! Ils veulent nous faire croire que nous serions des inadaptés. Si nous le sommes, ce n’est qu’aux règles de la mondialisation et des firmes. Désormais, nous aurions donc besoin de Facebook et Mark Zuckerberg pour communiquer. Les 1 % sont en train de créer un nouveau système de l’inadéquation… Et de nouveaux marchés ! Le travail du clic ne cesse de s’étendre dans tous les aspects de la vie pour collecter nos données, nos connaissances, et eux encaissent les rentes. Une convergence entre les différents secteurs de l’économie est en train de s’opérer. La frontière disparaît entre technologies numériques, finance et biotechnologies agricoles. Les technologies numériques sont utilisées pour « exploiter » les données génétiques des plantes. Ils exigent de breveter le vivant en tant qu’« inventeur » pour avoir isolé une partie d’une graine. Et à ce titre, ils voudraient interdire aux paysans d’utiliser ces graines. Les milliardaires sont déjà en train d’inventer une agriculture sans agriculteurs, c’est la prochaine étape. Ils ont déjà réussi à détourner nos gouvernements, qui ne deviennent qu’une extension, des représentants de commerce des 1 %.

Vous insistez sur leur idéologie, qui repose sur l’apartheid. De quel type d’apartheid s’agit-il ?

Le premier est une séparation des humains avec la nature. Sans cette division, impossible d’imposer l’extraction de toutes les richesses. Cette séparation fait qu’une poignée d’hommes s’imaginent qu’ils peuvent conquérir et manipuler la nature. Ça fait 20 ans que je me bats contre cela. D’abord contre Monsanto, qui a volé une de nos variétés de blé qui ne produit pas de gluten. L’agrochimiste W. R. Grace et d’autres entreprises privées ont déposé une soixantaine de brevets sur le neem, un magnifique arbre en Inde, qui a des propriétés fongicides. Ces entreprises n’ont rien créé mais elles ont des brevets ! C’est du vol de la nature et de pays, c’est tout simplement de la biopiraterie.

Ils nous séparent de la nature, et nous divisent aussi. Nous ne sommes qu’une seule humanité avec des droits égaux. Et pourtant les 1 % dépensent des millions de dollars pour garder les gens divisés par la haine. C’est ce que Facebook a fait avec Cambridge Analytica pendant l’élection américaine. Vous pouvez écrire un algorithme basé sur la haine, c’est une donnée extérieure. Ils ont donc instrumentalisé la haine des Noirs, des femmes, des migrants ou des musulmans. Ce n’est pas un accident si, soudainement, des régimes de droite, autoritaires, accèdent au pouvoir. L’humanité n’est pas devenue diabolique du jour au lendemain, elle a été piégée dans ces divisions.

Finalement, pour vous, Bill Gates et Christophe Collomb partagent le même esprit…

Oui, cet esprit de conquête est né il y a 500 ans avec Christophe Collomb qui, croyant faire route vers l’Inde, a en réalité atteint les Amériques. La création de la Compagnie des Indes orientales n’avait qu’un seul but : piller l’Inde. Elle a jeté les fondements de l’entreprise toute-puissante de la mondialisation. Comme pendant la colonisation, les barons financiers de la technologie créent un nouveau récit, une seule science, une seule vérité et de nouvelles missions civilisatrices. Bill Gates met des milliards de dollars en Afrique pour promouvoir une nouvelle révolution verte, des produits chimiques et une nouvelle génération d’OGM. Le « philanthrocapitalisme » de Jeff Bezos, d’Amazon, Bill Gates ou Mark Zuckerberg n’est en réalité que du colonialisme et de l’investissement. Ils chuchotent à l’oreille des gouvernements pour conquérir de nouveaux domaines, ceux qui seront le plus rentables dans le futur : l’éducation, la santé. L’enjeu, c’est encore et toujours le contrôle !…

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