Un deuil différé qui finit par embrasser le monde

matiere_de_l_absence_fdfPatrick Chamoiseau part de lui-même pour nous livrer, à l’échelle de toute l’espèce, un vaste poème en prose aux bouffées épiques.

Après la catastrophe qu’a été la mort de sa mère – dont il a longtemps différé le deuil –, Patrick Chamoiseau compose un objet d’écriture proprement inédit (ni roman, ni récit, ni essai) d’une rare ambition, ponctué de dialogues entre un narrateur qui dit « je » et une sœur aînée, dite la Baronne, décrite comme élancée, dotée d’un solide bon sens qui tempère volontiers le penchant de son cadet à la philosophie. Une prose dense à l’extrême rend magnifiquement compte de l’état d’esprit d’un homme brutalement saisi par l’annonce de la disparition de celle qui le mit au monde. C’est ensuite la lente remontée des souvenirs, des sensations, des couleurs, des odeurs… Structurée en trois parties (intitulées « Impact », « Éjectats », « Cratère »), la Matière de l’absence, littéralement possédée par un dessein autobiographique de grande ampleur, convoque au passage maintes disciplines de la pensée, au premier rang desquelles l’anthropologie et l’histoire. Chemin faisant dans la lecture, on découvre, comme en creux, le journal de bord d’un orphelin qui se prend enfin pour objet d’étude, des années après le bouleversement de la perte, qui est un jour ou l’autre le lot de tout un chacun. Quant à lui, c’est dès lors l’être-au-monde créole, cette vaste obscurité, que Patrick Chamoiseau explore et tente d’élucider. La mère, Man Ninotte, « guerrière tout-terrain ronde et massive », a occupé le champ de la conscience de tous ses enfants. N’a-t-elle pas en partie façonné leur sensibilité ? N’est-on pas avec elle au cœur des sociétés martiniquaises, où la famille est d’essence matrifocale ? Femme de la campagne, placée jeune en ville chez des mulâtres, Man Ninotte possédait entre tous l’art de la survie (dans la soupe permanente, elle ajoutait des « opportunités en légumes, des restes de riz ou de pâtes tombés des repas précédents »). Elle avait le goût de la beauté et « la poésie des dimanches », ces jours de grandes eaux où les enfants briquaient les meubles à l’O’Cedar et où les vases croulaient sous des monceaux de fleurs blanches. On savoure les pages sur les inventions bijoutières de Man Ninotte, tels ces petits ciseaux qu’elle arborait fièrement aux oreilles. L’écriture de Patrick Chamoiseau épouse au plus près une pensée des racines où l’espèce humaine tout entière est réfléchie dans les élans d’une épopée issue de l’intime. M. S.

L’Humanité.fr

La Matière de l’absence, Patrick Chamoiseau, Seuil, 364 pages, 21 euros