Moi, Corps…

 

La vie nous l’impose quotidiennement puisque c’est en lui et par lui que nous sentons, désirons, agissons, exprimons, créons. Bien plus, toute autre réalisation vivante ne s’offre à nous que dans les formes concrètes et singulières d’un corps mobile, attrayant ou non, rassurant ou menaçant. Vivre en ce sens n’est pour chacun d’entre nous qu’assumer la condition charnelle d’un organisme dont les structures, les fonctions et les pouvoirs nous donnent accès au monde, nous ouvrent à la présence corporelle d’autrui.

Michel Bernard, Le corps, éditions du Seuil, Paris 1972, introduction, p.7
Isabelle de Maison Rouge, Mythologies personnelles, l’Art contemporain et l’intime, Editions Scala

 


Le corps à la première personne

Le corps féminin, objet du désir masculin, devient pour les femmes artistes objet d’attention et de réflexion. Elles s’interrogent sur leur identité culturelle, sexuelle, sociale ; elles doivent se positionner par rapport aux artistes masculins d’où le double questionnement de femme et d’artiste.

Trois générations de femmes se succèdent dans un travail sur la nature féminine. La première génération inaugure un travail plus violent sur le corps désexualisé et personnel au point de procéder parfois à des automutilations ou à des mises en scène de leur corps souffrant. Pour Gina Pane, le corps est un véritable matériau, il est au centre de son projet, il devient un système de signes sociaux avec des images personnelles et universelles. En second lieu viennent la revendication et la dénonciation de l’usage que fait la société de l’image de la femme ou de son rôle comme par exemple Cindy Shermann qui aborde une réflexion basée sur les multiples stéréotypes du féminisme.

Aujourd’hui, les artistes femmes s’approprient ces acquis et se penchent sur les questions du féminisme et de la sexualité. Valie Export utilise son corps comme objet pour transgresser les tabous et pour mettre à mal l’image de la femme dans une société à dominante masculine tandis que Pipilotti Rist présente, dans ses vidéos et ses installations, les incongruités de sa vie de femme dans une exploration intime de sa personnalité et de son corps.

Des femmes artistes ont fait d’elles-mêmes l’objet de leur travail artistique et n’ont pas hésité pour cela à se servir de leur corps ; c’est ainsi que procéda Hannah Wilke en mettant en scène son corps marqué par la maladie. Dans la Caraïbe, Ana Mendieta, Tania Bruguera s’inscrivent dans cette lignée se mettant en péril et forçant ainsi le spectateur à s’investir, à sortir de sa passivité.

C’est dans cette démarche que se situent aujourd’hui ces deux jeunes artistes, Kelly Guillaume et Mickaëlle Lorédon, investissant leur propre corps comme support de leur démarche plastique.

Comment les artistes traduisent-ils, dans leurs oeuvres,
leur relation avec leur corps ?

Kelly Guillaume, Sans titre, peinture acrilique sur bois, 1,10 X 1,60m

L’alchimie de la peinture dans les tableaux de Kelly Guillaume


La connaissance des pratiques de la peinture n’a jamais garanti la valeur de l’oeuvre, pas plus que le discours ajouté après coup pour la justifier. Pourtant, chaque artiste – en faisant le choix de son support, de ses matériaux et de la manière dont ceux-ci sont techniquement utilisés – témoigne d’un savoir-faire qui lui est propre.

Le travail pictural de Kelly Guillaume rend compte d’une démarche à la fois élaborée et singulière. Le support des tableaux est en bois. Ce medium est rarement utilisé aujourd’hui pour des oeuvres de grand format. La totalité de la surface est alors recouverte de plusieurs couches de peinture acrylique.Après chaque passage des strates colorées, Kelly Guillaume entame un long travail de ponçage qu’elle répète de nombreuses fois. Cette technique d’abrasion et de lustrage permet de représenter en tonalités condensées – au-delà de la figuration des corps – les acidulés et les veloutés de la chair. Fond, forme semblent alors émaner d’un même procédé qui assure à la représentation du corps féminin, le devenir d’une image, voire d’une icône. De même, la disposition centrale de chaque figure – qui est à échelle réelle à la manière d’Egon Schiele – saisit la nudité dans une relation frontale qui nous prive quelquefois de toute visibilité.


De quelles manières le corps peut-il encore
être peint aujourd’hui ?

 

 

 

Mickaëlle Lorédon, De nue à moi, photographie numérique

La photographie, un médium de plus en plus privilégié

Considérée initialement comme une production industrielle et standardisée, la photographie a intégré le monde de l’art dans les années soixante avec la Performance, le Land art, l’Art conceptuel, le Pop art. Elle a ensuite cessé de n’être que le simple enregistrement d’une trace de l’oeuvre pour devenir non plus un instrument mais une finalité, abolissant les frontières entre les médias et les techniques dans une hybridation des pratiques plastiques. L’appropriation, l’expérimentation, la fiction sont devenus ses principaux champs d’investigation.

Dans la Caraïbe, des plasticiens intègrent de plus en plus la photographie dans leur démarche artistique selon différentes modalités.

Ce ne sont pas des photographes mais des plasticiens utilisant la photographie. Cette dernière n’est jamais utillisée seule mais dialogue avec l’ensemble de l’oeuvre. Trois artistes femmes présentées dans ces deux cycles de la salle André Arsenec vivent leur démarche photographique dans une intime relation avec leur corps. Deux d’entre elles, Suzan Dayal et Mickaëlle Lorédon, sont leur propre modèle, pour des clichés réalisés dans l’intimité sans témoin. Ces corps de femmes photographiés, pour partie dans l’oeuvre de Monique Mirabel ou en totalité par Suzan Dayal et Mickaëlle Lorédon, stigmatisent en la critiquant la condition féminine dans la société d’aujourd’hui : objet de la convoitise masculine, le corps n’est trop souvent perçu que dans sa dimension séductrice. Il est dévalorisé s’il ne se plie pas au carcan contraignant des canons esthétiques dominants.

Les images numériques de Mickaëlle Lorédon réalisées à l’aide d’un retardateur ne sont pas retravaillées mais la mise en lumière est conçue en amont de la prise de vue, dans une symbolique des couleurs pour créer une atmosphère, le bleu pour la sérénité, l’orange pour la brûlure du regard de l’autre. La photographie comme la vidéo tentent alors d’impliquer le spectateur dans l’intimité de l’artiste.

 

Comment le médium photographique contribuemt-il
à l’élaboration de l’oeuvre en dialogue avec les autres médias ?

 

 

 

 

Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme., c’est la peau. Paul Valéry L’ldée fixe, 1933

 

C’est une histoire à fleur de peau qui se déploie dans l’installation de Kelly Guillaume. Le medium qu’elle utilise – le latex – invite sur un plan formel à de fortes similitudes visuelles et tactiles avec l’épiderme.

Mais l’oeuvre renvoie-t-elle uniquement à ces analogies ?

Lorsque ces peaux suspendues sont armées de dards, d’épines ou de pics en bois, ne semblent-elles pas constituer une première ligne de défense, un système d’alerte et de vigilance contre les agressions extérieures ?

Kelly Guillaume, en effet, prend à rebrousse poils toutes les qualités de la peau pour en contrarier l’idée et la fonction première : être une enveloppe protectrice, un organe qui véhicule les sensations du toucher, les caresses ou les effleurements.


Le matériau n’est il pas, avant tout,

une substance mise à l’oeuvre par l’art ?

 

 

 

 

Corps thermiques…

 

Si rien n’est plus énigmatique aux yeux de l’homme que l’épaisseur de son propre corps, c’est sans doute qu’il ne peut en saisir la complexité qu’en la réduisant à un jeu de surface. Le travail photographique de Mickaëlle Lorédon renvoie bien à cette pensée.

Soumises aux vibrations d’ondes colorées, aux échos de tonalités acidulées et à la légèreté des flous, les séries de photographies se présentent garantes d’une mémoire sensible, à la fois perceptive et émotive.

Comme traversés par des rayons lumineux ou pris dans leur champ magnétique, ces corps, que je qualifie volontiers de corps thermiques, semblent faire remonter à la surface du papier – à la surface de notre peau ?- l’histoire d’un corps profond, modelé de pulsations, de vertiges, de torpeurs. Le désir résonne ici comme un écho, dans sa gangue et son poids de plaisirs, de sensualités …

Quel corps interfère dans le champ de la création, quand l’appareil photographique enregistre son image ?

Mickaëlle Lorédon, Une vérité à même la peau, comme vérité, installation, bandes plâtrées, papier calque, son, textes.

Kelly Guillaume, Sans titre, peinture acrilique sur bois, 1,10 X 1,60m

Récemment diplômées (DNSEP à l’Institut régional d’art visuel de Martinique en 2003 et 2004), Mickaëlle Lorédon et Kelly Guillaume sont à l’aube de leur carrière. Cependant, Mickaëlle Lorédon a participé en 2005 à Mulhouse 005, La création contemporaine issue des écoles d’art.

Elles ont en outre participé toutes deux à des expositions de groupe, notamment au Lamentin.

Centre Martiniquais d’Action Culturelle

Centre Culturel de la Martinique L’Atrium

6 rue JacquesCazotte

– 97200 Fort-de-France
Tél.: 05 96 70 79 29 – www.cmac.mq

Horaires d’ouverture : du mardi au vendredi de l3h à 19h.
Le samedi de 1 Oh à 14h et les soirs de spectacles.

CMAC -Association Loi 1901 subventionnée
par le Conseil Général de la Martinique et
le Ministère de la Culture et de la Communication


Textes : Dominique Brebio,, Sophie d’Ingianni, Suzanne Lampla, Monique Mirabel
Photos : J. Popincourt
Conception graphique : Bleu Marine

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