Angelus novus

— Par Michèle Bigot —
antifaust

Passé maître dans la direction des créations collectives (Le Père Tralalère, Notre Terreur, La Capital et son singe), sylvain Creuzevault nous revient avec toute son équipe pour une réécriture contemporaine du mythe de Faust. Ici la figure de Faust se distribue en trois personnages : Kacim Nissim Yildirim, docteur en neurologie, Marguerite Martin, biologiste généticienne et Theodor Zingg, compositeur et chef d’orchestre. Trois figures de la libido sciendi, trois figures du pouvoir tel qu’il s’exerce sur les esprits d’aujourd’hui. Il y a quelque malice à avoir fait de Marguerite l’autre de Faust. Sa dimension féminine incontrôlable, son ubris déchaîné. Le Faust contemporain a trois visages, celui du professeur Nimbus, celui du pouvoir scientifique et celui de l’artiste. Chacun d’eux se déchaîne dans son domaine. Tous sont aux prises avec leurs démons : soif de pouvoir, débordements libidinaux, exaltation mystique, paranoïa. Faust ne connaît pas de limite dans sa soif démiurgique : tout homme de science qu’il soit, sa raison vacille. Et sa raison vacille à cause de son ambition. La raison est un démon déraisonnable, comme on sait.
Comme dans l’atome, il y a fission dans le mythe de Faust. Et cet éclatement dégage une énergie redoutable et menaçante. Tout ce que nous logeons de démoniaque dans notre esprit se libère sur scène dans une grande déflagration : le verbe est cataclysmique, la musique tonitrue, les figures s’emballent, les parois du décor se démantibulent. Le grand N’importe quoi arrive sur le devant de la scène, surgit comme « obscène » : une sœur, un soldat, une vache, le Marquis de ZAD, le Mendiant Cloche, la Glaneuse, l’Allégresse, les Chimères. C’est drôle, c’est bouffon, c’est tragique ! On y perd son latin et le reste de ses bagages ! On est pris dans un tourbillon irrésistible, qui laisse loin derrière lui les dialogues psychologiques et autres connivences théâtrales qui n’ont plus cours. C’est l’Opéra de quat’ sous revisité à la sauce post-moderne, la grosse bouffonnerie ubuesque du XXIème.
Le fond du problème surnage dans ce déluge scénique : pourquoi notre époque de rationalité scientifique est-elle incapable de désactiver les mauvais génies ? Il semble même que la bête immonde menace de revenir en force. Au lieu d’apporter les lumières, il semble que le progrès se plaise à engendrer de nouveaux monstres. L’obscurantisme tranquille reconquiert lentement ses droits. Le théâtre doit ferrailler avec ces monstres ; pour ce faire, il ne peut plus se contenter de partitions sages, de structures rassurantes et de verbe policé. Il lui faut déchaîner ses forces vives : tout y concourt : le décor désarticulé, le verbe fou, la création sonore entre électro-acoustique et rock, les costumes farcesques, les métamorphoses saugrenues. La création collective n’est pas seulement un moyen parmi d’autres : c’est une matière plus qu’une manière, une forme textuelle polyphonique, libératrice d’énergies, d’audaces et d’excès en tous genres : une liberté en marche, une invitation collective, une transgression.
Il est clair que Sylvain Creuzevault ne travaille pas pour les « assis », comme dit Rimbaud, ceux qui aspirent au confort. Si vous allez au théâtre pour vous conforter dans vos certitudes, abstenez-vous ; vous risqueriez de ne pas vous en remettre ! Ce nouveau Baal vous ferait faire des cauchemars. Mais ceux qui pensent que le cauchemar, on est en plein dedans, se sentiront plutôt revigorés par cet afflux de sang nouveau, inquiet et généreux.
Michèle Bigot

 

Angelus novus

Antifaust

 

mise en scène Sylvain Creuzevault
avec
Antoine Cegarra, Éric Charon, Pierre Devérines, Évelyne Didi, Lionel Dray, Servane Ducorps, Michèle Goddet, Arthur Igual, Frédéric Noaille, Amandine Pudlo, Alyzée Soudet
création musicale
Pierre-Yves Macé
régie générale et son
Michaël Schaller
scénographie
Jean-Baptiste Bellon
peinture
Camille Courier de Méré , Marine Dillard, Didier Martin
lumière
Nathalie Perrier
vidéo
Gaëtan Veber
masques
Loïc Nébréda
costumes
Gwendoline Bouget
production et diffusion
Élodie Régibier
Opéra
« Kind des Faust »
musique originale
Pierre-Yves Macé
livret
Sylvain Creuzevault
traduction en allemand
Élisabeth Faure
avec
Juliette de Massy (soprano), Laurent Bourdeaux (baryton basse), Léo-Antonin Lutinier (contre-ténor), Vincent Lièvre-Picard (ténor) Naaman Sluchin (violon) Barbara Giepner (alto), Maitane Sebastián (violoncelle)
et
Cédric Jullion (piccolo), Elsa Balas (alto), Nicolas Carpentier (violoncelle)
Théâtre national de la Colline, Paris du 2/11 au 4/12 2017