Vivre et mourir pour Haïti

— Par Stéphane Martelly(*) —

« Oncle Gabriel et moi, nous ne tarderons pas à démarrer en trombe et à nous engouffrer dans les venelles du bord de mer : “Non, mille fois non, grommelle-t-il, comme un cri rentré, ce peuple mérite davantage que la pitié, l’obole ou la condescendance. Il y a d’autres horizons que celui de la dépossession des choses du monde”. […] Et moi, Narcès Morelli, j’ai vingt ans. Je vis dans un monde dément, plein de turbulences, de tapages et de bras de flammes. J’ai beau écarquiller les yeux, je ne vois pas poindre l’aube nouvelle. Mes oreilles tendues n’entendent pas les premiers accords de la fête depuis si longtemps promise. J’ai vingt ans. Comment faire pour balancer la nuit et contempler quelque part au loin, la vertigineuse blancheur du petit matin ? » – Émile Ollivier

« Que la femme soit l’adieu devenue, navrure entre les froissements de ses propres entrailles ; qu’elle ne s’attarde plus dans l’attente de l’aurore puisque l’aurore est retardée. » – Yanick Jean

Il est temps ici de prendre un moment une parole, depuis la diaspora, qui n’est certes pas à nous. Rappeler un moment l’importance de ce lieu, Haïti, dont on nous dit sans arrêt les défaites et les effondrements possibles et l’envisager au contraire comme le lieu même de notre humanité et de nos espoirs.

Écrire ici une parole aux nôtres et leur faire signe, pour leur dire que, même absents et absentes, nous sommes là, comme elles et eux, à porter tant bien que mal la mémoire d’une idée têtue : celle de notre absolue libération que seul porte ce pays natal — parce que quelquefois encore, nous y sommes nés et y avons été élevés ; parce que de plus en plus souvent, nous n’y sommes pas nés et que pourtant nous pressentons et sentons ce lieu comme le seul de notre naissance possible, à nous-mêmes et au monde.

Cette parole sur Haïti, nous savons qu’elle n’est pas complètement à nous, dont les corps sont en retrait, car elle revient seule à celles et ceux qui s’occupent encore à habiter notre terre, à risquer leur vie, leur avenir et tout ce qu’ils et elles possèdent de plus précieux. C’est aux Haïtiens et aux Haïtiennes seuls — du moins à celles et ceux qui comprennent encore Haïti sans la vendre au plus offrant ou aux moins carnassiers — que revient de décider le destin de la nation qu’ils et elles continuent à préserver et à bâtir, envers et contre tout.

Depuis les lieux où nous sommes, nous pouvons au moins refuser de céder aux mythifications rassurantes. Nous tenterons parfois même de montrer aux puissances de destruction le chemin de la honte, nous soutiendrons tant bien que mal les luttes du pays, nous donnerons même quelques fois, depuis la distance, des conseils qu’on ne nous a pas demandés.

Peut-être ferons-nous miroiter aux nôtres des existences de remplacement, de l’autre côté de l’océan, que l’on publicise meilleures ; ou encore travaillerons-nous avec ardeur à aménager des espaces de vie pour les nôtres dedans et dehors, sans attendre les aurores retardées.

Et sans doute ferons-nous tout cela, mais nous ferons mieux encore : nous continuerons à faire ce que nous avons toujours fait : porter de haute lutte cette pensée de la libération avec les nôtres du pays en dedans ; à partir de ces éthiques de vie, nous ferons pousser dans nos lieux décharnés ou repus des jardins improbables ; nous continuerons à créer sans cesse ni interruption les formes belles de ces idées trop hautes pour nous ; nous serons à l’écoute des violences présentes avec celles et ceux qui les vivent dans leur chair et qui quotidiennement leur résistent encore ; avec nos ancêtres qui en ont connu de plus grandes et de plus désespérées ; nous entendrons enfin la voix des femmes qui n’ont jamais cessé de nous indiquer le chemin d’une nation composée à partir d’un projet radical de liberté.

Nous dirons, dans nos gestes et tout ce que nous faisons, Haïti.

Nous porterons en nous-mêmes la lourde responsabilité de cet espoir qui nous fait tenir debout, aux côtés de celles et ceux qu’on ne cesse d’écraser, mais qui de tout temps et encore, construisent, gouverneurs de la rosée et femmes fondées par elles-mêmes comme les empires qu’elles ont défaits, des passages profonds et nombreux, racines souterraines de l’eau fraîche vers la vie.

En plus des miens, ce texte contient les mots ou l’esprit de : Émile Ollivier, Yanick Jean, Toussaint Louverture, Marie-Thérèse Colimon-Hall, Jacques Roumain, Marie-Célie Agnant, Jacques-Stephen Alexis, Magloire-Saint-Aude, Massillon Coicou, Ignace Nau, Ida Faubert, Boisrond Tonnerre, Jan J. Dominique, Virginie Sampeur, Davertige, Farah Martine Lhérisson et Marie Vieux Chauvet.

(*)Stéphane Martelly

Écrivaine, artiste et chercheuse, Stéphane Martelly est née à Port-au-Prince et vit à Montréal depuis 2002.

 

Source: Le Devoir