« The great disaster » de Patrick Kerman,

MES Anne-Laure Liégeois
Festival d’Avignon, juillet 2015, La Manufacture

the_great_disaster— Par Michèle Bigot —

Voici surement le spectacle le plus original qu’il nous ait été donné de voir dans le off à Avignon ; et aussi le plus audacieux. La gageure repose moins sur le texte que sur la mise en scène, la plus minilaiste qu’on puisse imaginer.
Alors de quoi s’agit-il ? Le texte est le récit par une de ses victimes du naufrage du Titanic, le 14 avril 1912. Giovanni Pastore, travailleur italien clandestin, recruté pour travailler à la plonge, et plus particulièrement pour nettoyer les 3177 petites cuillers, est enfermé dans les troisièmes classes, avec les autres travailleurs qui n’auront pas la moindre chance de s’en sortir et vont périr noyés, prisonniers de la ferraille. Il revient en pensée sur sa vie : descendu des montagnes du Frioul, il va s’exiler comme nombre de ses compatriotes à la recherche d’un avenir meilleur. Il traverse la France où il est fort mal accueilli, l’Allemagne, en changeant de nom au gré des pays traversés : Giovanni Pastore devient donc Jean Berger, John Shepherd, Hans Schäfer, et finit par trouver du travail sur le paquebot Titanic, en route vers l’Amérique de ses rêves. Il raconte pêle-mêle son enfance perdue, la mamma, qui lui avait toujours dit de se méfier de l’eau, la nonna noyée dans la fontaine du village cul par-dessus tête, et puis le luxe du monde de première classe qui l’éblouit et qu’il décline dans des énumérations cocasses. C’est l’histoire des sans voix, des laissés pour compte oubliés dans les flancs du navire, comme ils le sont dans les entrailles de la société. Le Titanic figure alors en raccourci l’ensemble d’une société vouée au naufrage, au propre comme au figuré, à la veille de la grande guerre.
Beau texte, admirablement servi par la mise en scène et le jeu du comédien. On a bien compris que l’ensemble repose sur les épaules d’un seul acteur qui raconte. Donc matériau hautement ingrat. Mais il est magistralement servi par la diction et le jeu du comédien. Pas de décor, pas d’éclairage, pas de déplacement dans l’espace, pas même de costume, et pas non plus d’objet. L’acteur est maintenu dans une immobilité complète ; seul son visage est en mouvement, mais il exprime tous les affects intensément par son regard, ses mimiques. Tour à tour il est drôle, étonné, ému au souvenir des siens, plein d’espoir. Il exprime une sorte de naïveté éblouie et gagne nos cœurs par la ferveur et l’intensité de sa simple humanité.
Courageuse mise en scène à la Régy, qui s’impose ici comme le vecteur d’une tragédie humble et toute personnelle, mais profondément émouvante.
Avec tendresse, avec drôlerie, il nous rappelle pourtant que ce drame qu’il vit, c’est celui que vivent aujourd’hui tous ceux qui fuient la misère de leurs pays déchirés par les guerres et se risquent en méditerranée sur des bateaux de fortune. En matière de théâtre engagé, on ne pouvait tomber plus juste. Sans rien tenir du réquisitoire, sans artifice théâtral et en vertu de la seule humanité du texte, ce spectacle réussit,  le texte parvient à nous touchent au vif.

Michèle Bigot,CIEREC, AICT, section Caraïbes