Au dernier verre de Dido
C’est le nom du bar de Dido, le prête-nom de Dieudonné Niangouna dans ce seul en scène qui décrit les états d’âme d’un comédien congolais exilé en France. Pas si enthousiasmant a priori : on fait rarement du bon théâtre avec des états d’âme ! Il y a heureusement des exceptions et cette pièce est remarquable tant par la manière dont le sujet est traité que par l’interprétation du comédien-auteur.
Parlons de celle-ci d’abord. Le comédien Niangouna reste pendant la quasi totalité de la pièce les deux pieds campés de part et d’autre du petit point jaune qui marque l’emplacement sur lequel sont réglées très précisément les lumières qui participent ici pleinement au spectacle. Pendant une bonne partie de la représentation il restera à peu près immobile, ne jouant que de son bras droit, l’index pointé sur les spectateurs. Par la suite il variera (un peu) son jeu, sans bouger les pieds, faisant mouvoir ses deux bras ou se tournant à jardin pour incarner ou répondre à un interlocuteur imaginaire.


« Et Dieu ne pesait pas lourd » de Dieudonné Niangouna, jeu et m.e.s. de Frédéric Fisbach
« Je m’appelle Anton. Je suis né une première fois à la fin des années 60 à Grigny, dans une barre d’immeubles. J’ai grandi là-bas, entre la bande de l’escalier et le ventre de ma mère. J’ai voulu être acteur, je suis parti aux USA, où je me suis enfermé dans une cave avec un poète. La CIA m’a coincé, je suis parti en mission en Afrique, dans le désert. J’ai été fait prisonnier aux mains d’islamistes radicaux puis des djihadistes. Puis j’ai été délivré par un service secret, mais enfermé à nouveau, pour me faire cracher tout ce que je savais. Qu’est-ce que je savais ? Ça a duré presque trente ans, et chaque fois comme une mort et une nouvelle naissance. Je m’appelle Anton et je suis devant vous, je ne sais pas grand-chose mais j’ai des choses à dire. »
Texte : Dieudonné Niangouna
Dieudonné Niangouna, qui fut artiste associé au festival d’Avignon lors de l’édition 2013, où il présenta Shéda, est à la fois auteur, metteur en scène et acteur. Nkenguegi est sa dernière création ; elle se présente comme le troisième volet d’une trilogie dont les deux premiers volets furent Le Socle des vertiges et Shéda. Il continue dans la démesure : si ses créations sont des Odyssée, des pièces fleuves, le flot n’est pas tari qui vient irriguer Nkenguegi. Présentée dans le cadre féérique de la carrière Boulbon, Shéda donnait à voir le spectacle de la misère en terre africaine, et tous les soubresauts de la vie politique où l’effort démocratique se heurte à la tentation de la tyrannie. Ce qui préside à Nkenguegi, c’est le naufrage des migrants ! Sur scène, en fond de décor, une reproduction du tableau de Géricault, Le radeau de la Méduse, que les acteurs vont reproduire sur le plateau. A la faveur d’une structure de type « théâtre dans le théâtre », les comédiens entremêlent leurs corps épuisés dans une disposition mimétique : le drame de la Méduse trouve ici une juste transposition dans les naufrages de migrants en Méditerranée.
Étienne Minoungou ressemble à Mohamed Ali ; Dieudonné Niangouna et Jean Hamado Tiemtoré aussi. Si les deux premiers partagent des traits et une allure physiques, les quatre hommes ont en commun la combativité quotidienne que réclament l’affirmation de soi et le dépassement des frontières. Souple, agile et précis comme celui qui gagna des médailles sur le ring et la liberté depuis les tribunes, Étienne Minoungou entrecroise la parole de la figure mythique qu’est devenu Cassius Clay avec celle des créateurs africains d’aujourd’hui que sont, comme lui, l’auteur et le metteur en scène du spectacle. À « mi-vie », le Congolais Dieudonné Niangouna et le Burkinabé Étienne Minoungou entendent visiter l’engagement du boxeur et leur propre démarche.