Quand le théâtre fait question

— Par Roland Sabra —

« Et Dieu ne pesait pas lourd » de Dieudonné Niangouna, jeu et m.e.s. de Frédéric Fisbach

Ce soir là sous le chapiteau de Tropiques-Atrium installé au Saint-Esprit deux pièces qui sur des registres totalement différent mettent le théâtre sur la sellette. Tout d’abord « Et Dieu ne pesait pas lourd » de l’auteur, metteur en scène et comédien congolais Dieudonné Niangouna, un monologue qu’il écrit à la demande de son ami l’acteur et metteur en scène français Frédéric Fisbach en souvenir d’une soirée bien arrosée au cours de laquelle la colère et la rage les emportent et les confortent dans leur détestation mutuelle d’un monde qui va droit dans le mur. « Mets tout ça noir sur blanc » lui dit-il. Niangouna ne dit rien. Il n’a jamais écrit pour un blanc. Huit mois plus tard Fisbach reçoit en offrande un cadeau somptueux, un texte flamboyant, volcanique, épique, baroque, échevelé, vertigineux, insolent à la structure gigogne, tendue entre récit tragique de Phèdre et fantaisies délirantes d’un comédien de stand-up. C’est l’histoire d’Anton, acteur dit-il, né à Grigny dans les années 60, qui raconte ou invente sa vie rocambolesque mais qui avant tout cherche à sauver sa peau face à des geôliers, flics-espions des services secrets ou djihadistes réels ou fantasmés peu importe. Le dramaturge multiplie les adresses de son personnage, brouille consciencieusement les pistes, fait vaciller les représentations du spectateur et se joue de lui. Il lui jette à la gueule un monde dont on sait s’il est le sien ou celui d’un autre. Le déroulé n’est pas chronologique, il est fait de différents modes de narration, de flash-back, de récit, de sauts entre les périodes. Il s’agit là d’un texte multi-fictionnel si l’on peut dire. Un phrase revient «  Écrire c’est tricher » à entendre peut-être comme l’affirmation d’une supériorité supposée de l’oralité sur l’écriture ou plutôt comme l’impossibilité de saisir un réel qui refermé sur lui-même, toujours est chape (!)

A la densité de ce texte d’une rare puissance la scénographie oppose un plateau quasiment nu sur lequel traînent blancs sur noir des néons que l’on retrouve plus nombreux dans un cadres lumineux en fond de scène. L’interprétation de Frédéric Fisbach est à la hauteur du texte : magistrale et l’on ne sort pas indemne d’un tel voyage.

Extrait du texte que l’on peut écouter dans son entier ici sur France culture

« Vous savez pourquoi j’adore les moines ? Ils ont leur drôle de style et ils restent dans leur monastère sans inquiéter personne. Le jour où je croise un moine dans une boîte de nuit, je lui dit : « Bienvenu mon frère, je te paye un coup. » Et s’il commence à me les briser pendant que j’entame ma deuxième bouteille de Ricard, là, je lui dis : « Hé mec, vas chier au bord ! » C’est clair. Les choses s’expliquent dans leur logique. Mais ce n’est pas être mécréant que de dire cela. Le vrai, vrai, vrai putain de problème c’est que les logiques sont devenues internationales. Ça c’est une connerie. Je l’avais dit avant à Roosevelt. « Ne fais pas ça. Ne fais pas ça, Franklin, que je te dis. On ne peut pas prêcher le vin et la sobriété dans un même verre. Y a le jeu de l’amour et y a le jeu du hasard. Ce n’est pas la même chose. Faut pas confondre. Chacun dans sa solitude est un roc. Et un dragon monte la garde devant sa porte. Ce n’est pas des blagues. Cette expérience est une catastrophe. Ce n’est pas le communisme, mon gars. Créer un nouvel ordre mondial c’est des foutaises. Alexandre l’a essayé, on l’a buté par ses généraux. César l’a essayé, on l’a buté par ses sénateurs. Hitler l’a essayé, tu l’as buté, toi-même. C’est quoi alors ce vieux shoot qui continue à vous illuminer tous depuis la nuit des temps ? C’est quoi ce truc de rassembler le monde entier en un bloc, avec une seule monnaie, une seule religion, une seule idéologie, un seul peuple, un seul guide ? Non, mais vous êtes des gamins, les mecs ! Une seule culture, un seul devoir, un seul esprit, un seul État ? Mais même Dieu n’a pas pu. Impossible ! Impossible ! Impossible ! Ça c’est nous ça, les êtres humains, on ne peut pas être d’accord ! On ne peut pas être uniques ! On ne peut pas être ensemble ! On ne se ressemble pas ! On ne se connaît pas ! Alors on impose rien chez le voisin. On se dit bonjour pour ne pas se taper dessus. C’est quoi cette soif de grandeur au dessus de la mêlée ? Non, c’est pas pour les gens, le monde, le peuple, ou tout ce que vous voulez. Faux ! Faux ! Faux ! Vous cherchez tout simplement à embarquer le monde dans votre rêve de domination totale ! Vous voulez vous payer tout ! Dans votre logique, essayons de parler franco, dans votre logique… de vouloir créer un nouvel ordre mondial ! »

https://www.franceculture.fr/emissions/l-atelier-fiction/et-dieu-ne-pesait-pas-lourd-de-dieudonne-niangouna

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« L’effort d’être spectateur » texte & m.e.s. de Pierre Notte

C’est une conférence spectacle dans un face à face avec le public au cours duquel sont convoqués Gilles Deleuze, Bernard Dort, Alain Badiou,Jean Genet, Anton Tchekhov ou encore d’Antonin Artaud., mais pour autant il n’y a là aucune pédanterie, juste un questionnement sur ce qu’être spectateur veut dire, et c’est passionnant. Tout commence par qui, que quoi des applaudissements au théâtre avant de continuer à décrypter les usages, les attentes, les conditionnements, les contrariétés, les enthousiasmes qui sont les nôtres, spectatrices et spectateurs. Le comédien, clown parlera beaucoup, vite, parfois trop vite, comme pressé de surmonter les épouvantable bruits parasites de la sono agressive d’une fête organisée en bordure du chapiteau et que personne ne sera en mesure de faire cesser. Il chantera en japonais, il déclamera une tirade de Dom Juan, il ébauchera une Passion de Jean-Sébastien Bach à l’harmonica et terminera par un numéro à n’en plus finir de hula hoop… Pourquoi s’ennuie-t-on parfois, pourquoi s’endort-on ( si, si j’en connais qui dorment), quelle place pour la nudité, l’obscénité ? Et que se passe-t-il quand le réel, ou plus simplement la réalité fait retour sur le plateau ? Qu’est-ce qui fait sens au théâtre, pourquoi et comment ? Pierre Note, ancien secrétaire général de la Comédie française jongle avec un talent qui n’a plus à être démontré entre discours savant et pitrerie. Il interpelle le public qui se fait une joie de répondre.

Quel dommage que ces deux spectacles, d’une telle qualité sur des registres différents, mais complémentaires aient été joués dans un tel contexte. On avait déjà remarqué les années précédentes des nuisances sonores provenant de l’environnement, loin de se calmer celles-ci ont pris cette année des proportions proprement scandaleuses, sans que personne, édiles et policiers n’aient eu les moyens, ou la réelle volonté d’y mettre fin.

R.S.