Saline d’Arc et Senans : deux expositions majeures sur le cirque croisent poésie et histoire

— Par Dominique Daeschler —

Présentée dans la grande berne ouest du Centre de Rencontre d’Arc et Senans, l’exposition Le cirque Plume : l’éternité du saut périlleux, conçue par son directeur artistique Bernard Kudlak n’a rien d’un parcours didactique, chronologique ou nostalgique. Dans une joyeuse zizanie poétique, se mêlent photos (et quels photographes !), captations de spectacles, costumes, dessins et petites phrases.

Tracer le cercle, omniprésent dans toutes les mythologies c’est parler des mondes, entrer dans un rituel, dans un schéma cosmologique (cf. Mircea Eliade). Kudlak a conçu l’exposition comme un « poème en actes » où l’humain a la première place : « le spectacle du cirque Plume est fait par des vivants, pour des vivants. Il est joyeux, coloré, profond, poétique, sale, brouillon, extrêmement précis… Il est comme la vie : en sauts périlleux sur des vélos, en souffle sur des rayons de lumière, en invention sur des musiques, en équilibre sur des plumes. Créé en 1989, Plume a apporté au cirque la liberté du vent qui s’insinue, emporte les graines, joue de la brise avec la pluie qui crachote. Avec leur « métier » (trapéziste, jongleur, fil de ferriste…) chaque artiste entre dans une histoire qui a un nom et se déroule, comme au théâtre avec l’impérieuse nécessité d’un collectif soudé et du regard de l’autre. Tout est mouvement, mutation, transformation pour atteindre le merveilleux du conte. L’objet est aussi personnage, le temps de créer un instant qui s’arrête et entre cependant en mémoire dans les corps.

Magistrale dans sa réalisation, il fallait savoir jouer de l’immense dans la grande berne de la Saline, l’exposition est plus facile à partager dans sa conception-perception avec ceux qui connaissent le travail de Plume.

Les représentations de la « Dernière Saison » qui devaient accompagner l’exposition en ponctuant de vie ce dernier voyage des « Plume » sont annulées. La lettre du cirque Plume le dit avec pudeur et sobriété : un grand vaisseau qui part dans la nuit dont il restera le souvenir de ses lumières. Alors les quelques lignes écrites à la création de la « dernière saison » sont notre façon de saluer. 

La dernière saison

« Le cirque Plume habite un chapiteau et le Jura des forêts…Aujourd’hui la nature, le vivant, le sauvage sont devenus des objets. A détruire ou à consommer. Le cirque Plume s’empare de la forêt, de la neige et du vent. A sa façon dans le rire et la fragilité en actes de cirque et de musiques. »

Cette « dernière saison » nous est donnée comme un acte poétique à partager ensemble en représentation et à savourer « à la fraîche », entre chien et loup, quand les ombres se jouent de la réalité et de nos mémoires. Quatorze artistes sur le plateau (France, Espagne, Argentine, Usa) et cinquante-quatre en coulisses qui conjuguent les métiers du spectacle : mise en scène, administration, régie, construction des décors, fabrication des costumes, montage…

Comme au théâtre le spectateur est face à la scène. Noir ! Les saisons se déroulent en commençant par l’automne : une branche suspendue symbolise le cycle éternel de la nature se dénudant, se couvrant de neige puis de feuilles et de fleurs. Point d’artifice dans le décor : pas de vidéo, pas d’élément lourd, des toiles tendues et l’immense peinture de Charles Belle.

La forêt, lieu de rencontres, de passages furtifs, de bruits à décrypter. Tout va très vite, comme les images que l’on fait défiler en fermant les yeux : des porteurs de hottes, un porteur de fagots, de drôles d’animaux, des bergers…Sans arrêt on passe de l’unique au multiple et les numéros classiques du cirque traditionnel semblent apparaître comme par magie, ils sont des maillons de l’histoire, s’enchaînent avec une souveraine maitrise : acrobaties, contorsion, mât chinois, fil, anneau aérien, figures. Le petit Poucet avait ses cailloux, les habitants de la forêt ont leurs musiques créées par Benoit Schick, jouées, chantées sur le plateau, en solo, en duo, en quatuor, en fanfare (percussions, batterie, vibraphone, saxophone, harmonica, contrebasse, basse, trombone, piano, accordéon).

La lune se décroche du ciel et se raccroche, passent un père fouettard, un père Noël, un faux cheval comme dans les cirques de village…Le souvenir se fait péremptoire avec un petit air fellinien et la vie se déroule avec ses joies et ses peines. Pierre Kudlak fait à merveille l’homme « de liaison » semeur de déraison, créant interrogation et rupture pour mieux valoriser un parcours poétique. Monde idyllique ? Non pas, voilà la pollution avec ses fumées, son cinquième continent de sacs plastiques joliment ramassés dans des parapluies.

Dernière image : dans la clairière, lieu de lumière et de rassemblement, la troupe célèbre la vie sur un plateau tournant, dans une ambiance guinguette. Tournez manège !

Dans l’espace accueil, une exposition faite de simples panneaux retrace l’histoire de Plume (sur le sens, pas dans le nombre de représentations et l’évolution des subventions). Sobrement elle dit cette recherche perpétuelle de l’ici et de l’ailleurs, du bonheur de cultiver son jardin, de la nécessité poétique et politique du rêve, d’un cheminement artistique qui parle au monde.

Chez les artistes et « ceux qui courent derrière », un grand professionnalisme et une solidarité qui émeut au service d’une parole de poète, éclatée en images farfelues, toniques, esthétiques que chaque spectateur emportera, par bribes.

(Parution 06/17 Madinin’art)

 

A méditer en ces temps de cache-cache : « l’art conserve et c’est la seule chose au monde qui se conserve ». B Kudlak.

 

Destins de cirque : la fabuleuse histoire des grands circassiens à travers des collections exceptionnelles.

Faisant pendant à l’exposition « Plume » et prolongée En 2021, destins de cirque fait appel aux trésors de la BNF, du MUCEM et surtout aux collections du Musée A Frère pour retracer l’histoire du cirque. Des regards complémentaires entre les deux expositions évitent les catégorisations nouveau cirque, cirque traditionnel. S’il s’agit bien de rendre hommage à tous les « banquistes », découvreurs, artistes créateurs dans leur singularité c’est aussi pénétrer dans un monde onirique et réel tant les objets et « images » font traces en y dessinant des thématiques qui, avec une scénographie raffinée de grand bijoutier, trace un fil rouge qui joue avec délices les hors- piste.

Quelques repères

A Londres, en 1768, le cavalier Ashley crée ce qu’on appelle alors le cirque moderne (jusqu’à alors il n’y avait que des prestations équestres) en l’ouvrant à d’autres disciplines. Ce dernier s’installe à Paris en 1813 où les premières troupes vient le jour (fin 18e et début 19e avec des numéros de corde, d’acrobate, de cavalerie, de dressage, de mime, de jonglerie). C’est à la même époque que l’on voit les premiers combats d’animaux sauvages. Les théâtres s’ouvrent au vaudeville, à la farce, aux parades, aux premiers clowns. Franconi invente le cirque français et le boulevard du temple devient un « centre » circassien : théâtre de Madame Saqui, cirque olympique en amphithéâtre de Franconi, théâtre des funambules. Fin 19e quelques femmes libres se hissent à la première place avec leurs numéros : Thérèse Recey amazone écuyère, Blanche Allerty, la Goulue dans sa baraque foraine, Nouma Hawa et Sénide Willard dompteuses, Caroline Loyo diva de la cravache sans oublier Annie Oakley « la petite femme au tir sûr ».

Au fil du temps l’auguste s’imposera auprès du clown blanc (Le nain Little Tich, Grock auteur de 2500 mélodies, Chocolat, les Fratellini).

De nos familles de cirque, l’une reste aujourd’hui très active : Bouglione. Sait-on que Joseph dit Sampion Bouglione eut l’idée de prendre pour nom de son premier cirque sous chapiteau le nom de Buffalo Bill (lequel avait fait une tournée en France avec son Wild West Show). C’est avec son « propre Buffalo » que le succès aidant, il pût acheter le cirque d’hiver.

A ne pas oublier une circulaire ministérielle de 1835 concernant la police des saltimbanques un contrôle qui les placent sous la « main de l’autorité » et leur défend, entre autres, « de pronostiquer ou d’expliquer les songes ». Tiens, tiens !

L’incroyable Docteur Frère et ses exceptionnelles collections

A tant aimer le cirque, on dirait qu’il sort de la piste. Allez, je franchis la « gardine » !

Maire de Tourrette-Levens (près de Nice) pendant plus de 35 ans, élu en charge de la culture au conseil départemental des alpes Maritimes, il a créé dans sa ville un usée privé du cirque. L’œil qui vrille, d’une extrême courtoisie, l’homme et disert, maniant l’anecdote sans oublier la finalité de son discours. Sa passion d’enfant ébloui par les lumières de la piste est devenue une compétence qui l’appelle aux quatre coins du monde et en font un conseiller artistique reconnu (co-fondateur du cirque de Monte Carlo il a l’écoute de la famille princière de Monaco comme il avait celle de « Monsieur Joseph ») sans oublier son métier de médecin qui l’amena à soigner les grandes familles de cirque parfois même sur la piste !

D Daeschler : Comment s’est fait le lien avec la Saline royale d’Arc et Senans ?

A Frère : Tout. Je connais depuis de longue date Hubert Tassy son directeur qui mettait en place l’exposition de Bernard Kudlak. La rencontre avec c dernier a fait le reste : il a bien vu l’intérêt d’un historique vu à l’aulne d’une collection où beaucoup de pièces sont uniques.

DD : Le côté caverne d’Ali Baba l’a séduit ?

AF : Sans doute le potentiel. Cela fait 50 ans que je collectionne. Il y a des gravures, des tableaux 5 Chagall, Picasso, Rosa Bonheur, des dessins, des affiches à l’exemplaire unique, des costumes de clowns ceux des Fratellini, ceux conçus par Gérard Vicaire…), des maquettes (cirque Fanni, cirque Amar à huit mâts, des contrats (notamment celui de Chocolat, des photos des accessoires. A mes propres achats se sont ajoutés beaucoup de dons d’artistes.

DD : Comment s’est faite la collaboration avec le MUCEM ?

AF : Les choses se font souvent avec une curiosité et une sensibilité communes. Celles-ci trouvées ont permis de valoriser les costumes d’Auriol stockés dans la cave et surtout de permettre pour la première fois de montrer l’intégralité des aquarelles des sœurs Vesque, qui maniant le pinceau sur le même papier étonnent par leur précision et leur connaissance du cirque qu’elles ont peint pendant quarante ans !

DD : Des anecdotes ?

AF : Le rachat des chaussures du clown nain Little Tich qui avaient été achetées par Sacha Guitry, les gants d’apparat de Buffalo Bill qui eurent dans un premier temps quelques soucis de douane pour partir des USA puis la passèrent avec succès avec la dénomination moufles !

 

DD : Des coups de cœur ?

A F : Il y en a beaucoup… Mes costumes de clowns blancs tout en paillettes de Gérard Vicaire et ses dessins préparatoires, œuvres du grand couturier du cirque qu’il était. Forcément la malle des Fratellini avec leurs instruments car c’est une grande preuve d’amitié et de reconnaissance.

DD :Vous n’avez pas parlé des animaux, il faut dire combien les gens de cirque aiment les animaux qui vivent avec eux.

A F :Une immense toile de Charles Belle apporte son point d’orgue à l’exposition : Couché, Zingaro, premier cheval de Bartabas et compagnon de cœur et de route, allie le noir frémissant de sa robe à un regard qui traverse nos peaux, entre dans nos imaginaires, y laissant « la » question…

Dominique Daeschler