Racisme : « La couleur demeure un marqueur de privilèges »

Professeure de philosophie politique et organisatrice d’un colloque sur les « whiteness studies » à la Sorbonne, Magali Bessone décode ce qui se cache derrière le terme de « blanc ». Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux

Il a suffi qu’en septembre Lilian Thuram prononce un petit mot de cinq lettres pour que les réseaux sociaux s’enflamment, provoquant davantage de polémique que les cris de singe lancés au footballeur Romelu Lukaku par des supporteurs italiens. Si le mot « noir » est régulièrement employé et ne pose guère question, l’on n’a guère l’habitude, en France, de parler de « blanc ».
Pourtant, tous deux se comprennent dans l’histoire de la traite transatlantique, ainsi que le rappelaient certains participants au colloque « Whiteness studies, réflexions sur un rapport social », organisé le 4 octobre à la Sorbonne par Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.

Qu’est-ce que les « whiteness studies » ?

Magali Bessone L’expression désigne un domaine de réflexion développé dans les universités nord-américaines, qui mobilise les méthodologies de différentes disciplines (philosophie, science politique, droit, sociologie, littérature…) pour décrire et comprendre ce que recouvre le statut du groupe majoritaire « blanc » et ses processus historiques de construction, les lignes de tension qui le traversent, mais aussi ce que cela signifie d’avoir un certain type de privilèges parce qu’on relève de ce groupe. Dans cette perspective, soyons très clair, « blanc » n’est pas une couleur.

Qu’est-ce alors qu’être blanc ?

Etre blanc, c’est appartenir au groupe racial majoritaire dominant, ce qui s’entend d’un point de vue numérique, mais surtout socio-économique et politique. Etant donnée la manière dont ce groupe a été constitué aux Etats-Unis par ce que W.E.B. Du Bois a nommé la « ligne de partage des couleurs » (Les Ames du peuple noir, La Découverte, 2007), la couleur demeure un marqueur de privilèges. Mais c’est un marqueur qui peut échouer et dont l’analyse doit être socio-historique.
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Les catégories raciales, la whiteness en particulier, ont été construites sous l’effet de mécanismes historiques tels que des personnes identifiées comme blanches aujourd’hui ne l’ont pas toujours été : les Irlandais-Américains par exemple se sont peu à peu « blanchisés », comme l’a montré l’historien américain Noel Ignatiev. Enfin, on connaît le phénomène du passing, selon lequel, particulièrement au début du XXe siècle – mais on en retrouve une magnifique réactualisation dans La Tache de Philip Roth, par exemple –, des Noirs métissés de phénotype « caucasien », pour reprendre une catégorie du recensement américain, ont quitté le sud des Etats-Unis pour rejoindre le nord où, passant pour blancs, ils pouvaient prétendre aux emplois et aux conditions de vie plus favorables réservées aux Blancs. Tous ces éléments montrent qu’il n’y a pas d’équivalence stricte entre race et couleur.

Mais l’idée de cette ligne de couleur demeure…

Oui, parce que, aux Etats-Unis, elle a été construite de manière particulièrement rigide par la one drop rule, une règle qui assignait à des fins administratives des individus au groupe noir, quelle que soit leur apparence phénotypique, dès lors qu’ils avaient au moins un ascendant noir [une seule goutte de sang, one drop]. Les whiteness studies étudient le statut et les trajectoires d’individus qui relèvent, eux, de la catégorie administrative « blanc ».

La France a aussi une histoire où la couleur a joué un rôle. Comment expliquer que l’on ait du mal à parler de Blancs alors que l’on parle aisément de Noirs ?

La difficulté à parler de Blancs s’ancre d’abord sur une difficulté plus globale en France : celle de faire une place « juste », dans les discours publics, aux catégories ethno-raciales. Par ailleurs, en France métropolitaine, les Blancs, majoritaires, ne « perçoivent pas » leur race parce que la norme majoritaire d’une société s’internalise en invisibilité, c’est-à-dire qu’elle fait oublier qu’elle est une norme….

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