« Atlantique », de Mati Diop, un poème sonore et visuel universaliste.

— Par Roland Sabra —

L’être et le faire. Faire ce que l’on est et/ou être ce que l’on fait. Mati Diop et Atlantique symbolisent à merveille cette dialectique. La réalisatrice a la double nationalité. Elle est fille du sénégalais Wasis Diop et d’une mère française. Elle passe son enfance à Paris et renoue avec le Sénégal à l’âge adulte. Entre père musicien et oncle comédien, scénariste et réalisateur, Djibril Diop Mambéty, auquel elle consacra son moyen métrage Mille soleils, elle se découvre cinéaste très attentive à la bande son. Son film Atlantique dont l’action se situe à Dakar a décroché le Grand prix au Festival de Cannes. Ada, une jeune femme de 17ans est amoureuse de Souleymane, manœuvre sur un chantier dakarois et s’apprête à épouser, contre son gré et sur les recommandations intéressées de sa famille, Omar un riche playboy installé en Italie. Souleymane travaille mais comme d’autres ouvriers n’a pas été payé depuis trois mois. Quand, après avoir quitté le chantier, il retrouve Ada il flirte avec elle mais ne lui dit rien de son projet de quitter le pays pour l’Espagne sur un bateau de fortune avec une dizaine d’autres garçons déshérités. Il lui donne rendez-vous la nuit même de son départ sachant qu’il n’y sera pas. Lui et ses compagnons de naufrage feront retour comme morts-vivants sous l’apparence de femmes zombies venues réclamer leurs dus et faire vengeance. Mati Diop présente son film comme «  L’Odyssée de Pénélope plutôt que celle d’Ulysse. » Le voyage intérieur de l’héroïne Ada témoigne d’une émancipation, à la manière d’un « J’habiterai mon nom » d’un Saint-John Perse conduit à l’exil. La disparition de l’être aimé est ce par quoi se consolide son désir d’être elle-même en bravant les interdits de son éducation, refusant le statut d’épouse entretenue, pour s’appartenir.

La thématique du double et de la dualité se décline à l’infini dans le propos et dans la forme filmique. Mati Diop cite dans sa formation deux réalisateurs, le thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (Palme d’or 2010 pour Oncle Boonmee) et l’américain John Cassavetes (Gloria). A cette histoire d’amour fou, naissant, tué par l’exil se superpose une enquête policière menée par un flic lui-même possédé, sur fond de chronique sociale d’un pays dans lequel la jeunesse s’affirme en nombre et en revendications. Tableaux sentimentaux, policiers et politiques se mêlent et s’emmèlent autour d’un fil d’Ariane solidement tenu par la réalisatrice. A l’urbanisme post-moderne de tours en construction dans la banlieue de Thiaroye s’opposent les quadrilatères de parpaings des chambres ouvertes à tous vents. Aux carrefours embouteillés se croisent 4X4, SUV et troupeaux de bestiaux. A l’océan glauque, sombre et menaçant qui a perdu le bleu du ciel et qui avale les êtres et les soleils s’oppose le feu d’outre-tombe vengeur, salvateur et réparateur des humiliations infligées aux vivants. D’aubes grises en crépuscules lunaires, l’horizon de l’exil est bouché, filmé sans perspective. L’exil est montré du point de vue des femmes, de celles qui restent, délaissées, condamnées à l’attente, livrées à l’imaginaire. Ce sont elles qui occupent l’écran. Mama Sané dont c’est la première apparition au cinéma épouse le rôle au plus près de sa vérité, incarnation intense et vivante d’un parcours  dans lequel elle commence par larguer les amarres de la timidité pour prendre d’une main ferme le cap d’une émancipation en devenir et en actes. dans les difficultés qui s’annoncent. Du regard, d’un geste plus vif, d’un élan retenu, d’un mouvement du corps accéléré, elle dit et communique ce qu’il en est du sentiment et de l’émotion suggérés. Une révélation.

L’envoûtement du spectateur, car envoûtement il y a, ne tient pas au réel de la narration mais à la forme filmique empruntée au rêve éveillé, au conte fantasmagorique dans une logique esthétique essentiellement méditative rythmée par le lien charnel entre l’image et la musique de l’artiste conceptuelle, plasticienne et compositrice Fatima Al Qadiri. La note en écho de la figure qu’elle révèle. Les effets de styles, scindant corps et voix, découpant l’ombre et la lumière, un pinceau laser sur le visage d’Ada en boite de nuit, participent à la construction d’un poème visuel et sonore, qui prenant argument des migrants le transcende s’élève comme un chant d’amour humaniste. Oui ce film est une « Odyssée », le réel auquel elle renvoie est on ne peut plus vrai, mais elle le dépasse et touche à un universalisme différentiel.

Fort-de-France, le 24/10/19

R.S.