Rachid Ouramdane : « Défendre un théâtre des diversités esthétiques »

ENTRETIEN. Nommé à la tête du Théâtre national de Chaillot, le danseur et chorégraphe partage la philosophie avec laquelle il aborde son nouveau challenge.

— Propos recueillis par Hassina Mechaï —

Rachid Ouramdane traverse le monde de la danse avec la grâce et l’agilité d’un funambule. Toujours dans l’entre-deux, suspendu entre deux mondes, deux arts, deux mouvements. Après des études au Centre national de danse contemporaine, il crée très vite sa propre compagnie, L’A. S’ensuivra un parcours artistique qui démêle les rets de la frontière, dont il joue tout en la déjouant. Ainsi dans Corps extrêmes, un spectacle qui réunit voltigeurs, highliners et champions d’escalade ou dans Les Grands Rassemblements, le mur scénique entre artistes et spectateurs. Sa nomination à 50 ans intervient en des temps incertains pour la culture, entre crise sanitaire et inquiétude des intermittents du spectacle. Mais le nouveau directeur entend saisir cette crise pour refondre les modes d’accès à la culture. Pour cela, il s’appuiera sur neuf artistes associés : Nacera Belaza, François Chaignaud, Aurélie Charon, Fanny de Chaillé, Dorothée Munyaneza, Faustin Linyekula, Gisèle Vienne, le collectif de cirque XY et le rappeur Kery James, lesquels l’accompagneront durant les cinq ans que durera son mandat. Un geste inclusif, populaire et ouvert, dans la lignée du Théâtre national populaire et des figures tutélaires que furent Jean Vilar puis Antoine Vitez. Entretien.

Le Point Afrique : Dans quel état d’esprit abordez-vous votre nomination ?

Rachid Ouramdane :La provocation, l’affrontement, tout cela ne m’intéresse pas. Cela nous tient à distance les uns des autres. Ce qui m’importe, c’est l’altérité, de créer de la curiosité, du rassemblement, de l’échange dans toute la complexité de la diversité française. Inventer des chemins pour saisir cette complexité. C’est tout cela que j’aimerais apporter à Chaillot. L’endroit est à l’évidence chargé de symbole. Le bâtiment a abrité la signature de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. L’endroit est marqué par une histoire du théâtre populaire et égalitaire pour tous. Chaillot est le seul théâtre national de la danse et il me semble que, à ce titre, il doit rassembler toutes les strates de la société française. Il s’agit de contribuer à un théâtre qui propose des gestes artistiques, des manifestations esthétiques.

L’Élysée a indiqué à nos confrères du Monde que votre projet est « ancré dans les enjeux de société » et s’inscrit à « un moment précis de l’histoire de Chaillot et de notre pays ». Comment ?

Nous sommes à un moment compliqué de notre histoire, à l’épreuve de crises diverses : sanitaire, sociale, sociétales aussi avec des manifestations soulevant la question des discriminations. À cela s’ajoute une crise migratoire et, parfois aussi, des replis identitaires se profilent. Cette parole de rassemblement s’inscrit dans le désir de défendre un théâtre des diversités esthétiques, de reconnaissances de l’ensemble des communautés de genre, culturelles, sociales dans leur contribution à la création artistique. Je défends également un théâtre européen. J’ai eu la chance de beaucoup voyager et d’avoir vécu à l’étranger. Je retrouve ce multiculturalisme à la française dans notre société. Montrer que notre communauté est faite de ces différences plutôt que de nous penser comme fragmentés.

Si votre nomination a été saluée, un regret a été noté qu’elle soit intervenue sans appel à candidatures, mais par « une réflexion pilotée par la DGCA (Direction générale de la création artistique) » et qu’une femme n’ait pas été nommée. Qu’en pensez-vous ?

Il s’agit d’une nomination par décret, habituelle pour les théâtres nationaux. Je sais que plusieurs artistes ont pu déposer des projets. Il y a donc eu une approche comparative entre plusieurs propositions. À propos de la question de l’égalité, effectivement, je pense qu’il est important de demeurer dans un souci de parité dans les institutions culturelles. Dans le projet que je porte, neuf artistes associés m’accompagnent, dont cinq femmes. Il nous faudra être exemplaires sur ce sujet et je compte continuer à l’être à Chaillot, qui tenait déjà cette politique, notamment à travers la grille de salaire.

Parmi ces neuf artistes associés, figure Kery James. Comment allez-vous travailler avec lui ?

Je compte faire une place à la musique dans la future programmation. Et puis, il y a l’artiste en lui-même, ce que Kery James défend à travers ses textes. Une maison comme Chaillot peut s’appuyer sur des personnalités de la chanson, de la musique, car il est des courants chorégraphiques qui sont très en lien avec des cultures musicales. J’aurais pu inviter une personne du monde hip-hop, mais j’ai préféré faire la place à quelqu’un qui vient de la chanson. Kery James a une production artistique et scénique. Il a des projets de film. C’est cette diversité chez lui qui, selon moi, peut construire des œuvres qui amèneront d’autres publics.

J’aimerais que Chaillot propose des spectacles qui ne soient pas seulement pour ceux qui sont initiés, qui ont les codes. Je souhaite brouiller les frontières entre populaire et élitisme. Mes prédécesseurs avaient aussi impulsé cette ligne. Il s’agit d’être fidèle à un héritage de la démocratisation culturelle et c’est un point sur lequel il ne faut pas baisser la garde. Il s’agit d’intéresser le plus grand nombre à l’art et à la culture, donc savoir être en phase avec les populations, savoir inventer des dispositifs qui savent répondre aux habitudes et rythmes de vie des populations. Le numérique, par exemple, bouleverse la façon dont on appréhende l’art. Des institutions comme Chaillot doivent toujours se repenser, questionner le divers et le populaire.

Comment et pourquoi devient-on danseur ? On ne choisit pas un art sans raison…

La question du choix est venue après que je me suis mis à danser. Il n’y a pas eu un moment où je me suis dit « je veux devenir danseur ». C’était d’abord un plaisir à bouger, à danser. J’ai découvert la danse à l’époque de l’arrivée du hip-hop en Europe dans les années 1980 et j’aimais simplement danser. Il y avait là aussi une façon de pratiquer une danse de rue, revendicatrice et ancrée dans les quartiers populaires. C’est ainsi que j’ai découvert ce plaisir à danser. C’était pour moi une pratique avant d’être un art de représentation. Peu à peu, j’ai découvert d’autres types de danses que j’ai pratiquées, en parallèle d’études plus classiques en biologie. Étudiant, j’ai accompagné des amis qui passaient une audition pour une école chorégraphique importante, le CNDC d’Angers. J’ai été retenu, tout en me disant que c’était là des

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