
— Par Jean Samblé —
Le 2 novembre 1975, sur une plage d’Ostie, près de Rome, le corps mutilé de Pier Paolo Pasolini est retrouvé, battu et écrasé sous les roues de sa propre voiture. Cinquante ans plus tard, les circonstances de sa mort demeurent troubles, oscillant entre crime sordide et assassinat politique. Cette fin violente a transformé le cinéaste, poète et penseur en figure quasi mythologique : celle de l’intellectuel qui, jusqu’à son dernier souffle, osa affronter son époque, ses hypocrisies et ses contradictions.
Un homme de paradoxes
Né à Bologne en 1922, Pasolini traverse l’histoire italienne sans jamais s’y fondre. Trop libre pour appartenir à un camp, il se tient à la croisée du catholicisme et du marxisme, qu’il revendique l’un et l’autre, tout en refusant leurs orthodoxies. Poète en langue frioulane avant de devenir romancier, il s’attache très tôt à raconter les marges : les jeunes déclassés, les corps exclus, les visages pauvres de la banlieue romaine. Son premier roman, Les Ragazzi (1955), puis son film Accattone (1961), dressent le portrait d’une Italie invisible, que la modernisation galopante est en train d’effacer.
Communiste déclaré, il est exclu du Parti en 1950 à cause de son homosexualité. Dès lors, il incarne une forme d’hérésie permanente : celle d’un artiste engagé, mais insoumis, traversé de contradictions qu’il assume comme une méthode de pensée.
L’intellectuel qui refuse l’intégration
Pasolini savait que toute société finit par récupérer ce qui la conteste. Dans une interview donnée en 1974, il expliquait sans détour :
« Le système réussit toujours à intégrer les individus. Mais une fois intégré, il faut se révolter à nouveau. »
Il voyait dans cette fuite en avant la seule manière de rester vivant intellectuellement. Même reconnu, traduit, invité à la télévision, il rappelait qu’il était « toujours sur le banc des accusés », jamais du côté du pouvoir. Sa parole dérangeait, parce qu’elle n’obéissait à aucune ligne.
Ainsi, en 1968, alors que les étudiants affrontent la police à Rome, il prend parti non pour les manifestants, mais pour les policiers, « fils de pauvres ». Quelques années plus tard, il dénonce le droit à l’avortement comme une nouvelle forme d’aliénation imposée par la société de consommation. Ces positions, souvent incomprises, trahissent moins un virage conservateur qu’une fidélité intransigeante à une idée : celle de la vérité comme scandale.
Le cinéma, miroir de la réalité
Pour dire le monde, Pasolini choisit le cinéma. Il y voit un langage universel, capable d’exprimer « la réalité à travers la réalité même ». À la différence des mots, qui ne sont que signes conventionnels, les images, disait-il, « portent en elles des significations mystérieuses ». C’est à travers elles qu’il construit une œuvre foisonnante : L’Évangile selon saint Matthieu (1964), Théorème (1968), Le Décaméron (1971) ou encore Salò ou les 120 Journées de Sodome (1975), son ultime film, vision d’un monde livré à la perversion du pouvoir.
Sa pensée, nourrie de sémiologie, de poésie et de politique, fait de lui un cinéaste-philosophe, pour qui filmer n’est pas seulement représenter, mais interroger.
Une vie tournée vers la vie
Sous la provocation et la colère, Pasolini portait une nostalgie constante : celle d’un monde plus pur, plus vrai. « Depuis mes premières poésies, j’écris ab-gioia, de joie », confiait-il. « Un sentiment d’exclusion qui n’enlève rien à mon amour de la vie, mais l’accroît. »
À la fin de sa vie, il évoque même la mort avec une sérénité nouvelle : « Si je ne mourais pas, ma vie n’aurait pas de sens. »
Cette lucidité presque joyeuse contraste avec la brutalité de sa disparition. On parlera d’un crime sexuel, d’un règlement de comptes politique, d’un complot mêlant mafia, pétrole et raison d’État. Rien n’a jamais été tranché.
Une icône toujours vivante
Depuis 1975, Pasolini est devenu bien plus qu’un artiste : une conscience. Ernest Pignon-Ernest l’a représenté, en 2015, portant son propre corps dans une pietà profane intitulée Si je reviens. L’image dit tout : Pasolini continue de revenir, parce qu’il incarne la fonction la plus exigeante de l’intellectuel — celle de troubler les certitudes.
Peut-être avait raison le poète Carlo Bordini lorsqu’il écrivait qu’il fut « un grand homme à moitié ». Non par manque de courage, mais parce que nul ne peut aller au bout de la vérité sans s’y consumer.
Illustration : Exposé à la bibliothèque de Guéret jusqu’au 20 septembre, ce dessin représentant Pasolini tenant son propre cadavre est l’une des réalisations les plus célèbres d’Ernest Pignon-Ernest.
