Nous habitons un corps

— Par Monchoachi —

Habiter un corps est le propre des humains. L’homme habite un corps comme une demeure où il accueille ses expériences du temps et de l’espace, et plus que tout, la parole, toutes choses qui vont lui permettre de se projeter pour s’accomplir. Cependant, tous les hommes n’ont pas, sur le même mode et avec la même intensité, ce sentiment d’habiter un corps car l’épreuve du temps, les traces dont il imprègne le corps et qui vont animer la langue, n’est pas la même pour tous.

Ainsi, nous, Antillais et Guyanais habitons un espace qui porte un passé dont la présence ne peut être reléguée, puisqu’elle marque le début des Temps modernes, et que c’est dans cet espace que l’Occident a ancré et dévoilé son projet de mainmise sur la terre entière. Cet espace que nous habitons porte donc cette empreinte particulière et déterminante, et il va continument accuser cet effluve et le propager en toutes ces vibrations. Le temps qui nous porte est aussi chargé de nos expériences propres et surtout de notre épreuve singulière s’agissant du corps.

A présent, et d’une manière générale, avec les dispositifs technico-scientifiques que déploient les temps actuels, ce sentiment d’habiter un corps qui est, nous l’avons dit, le propre des humains, ne cesse partout de se dégrader à vive allure réduisant l’homme de plus en plus à son corps organique, celui qu’il faut entretenir et soigner, requis qu’il est pour fonctionner. Mais sans habiter un corps, au sens propre, on ne peut s’accorder à quelque monde que ce soit pour y prendre rythme et y entendre résonner comme il convient les tonalités du proche et du lointain : on n’est plus que domicilié ici ou là.

Le corps : jointure et rythme de la parole créole

Or, en dépit de cette pression sans cesse accrue d’un environnement techno-scientifique avec ses multiples et séduisants affects, l’homme antillais et guyanais, en l’extrême péril, se voit comme interpellé, envahi par une voix silencieuse, celle qui parle dans sa langue propre et le pousse à présent à s’adosser à son corps, ou pour mieux dire à son kò, comme à sa vérité propre, inutile de chercher dans les recoins pour nommer cette invisible ligne de résistance sur laquelle il vient corer son corps et qu’il ne peut jamber pour reculer sans se renier. Cette ligne de résistance que sa parole, sa langue, a au fond d’elle-­même musicalement accueilli et s’en est tout du long parsemée, à présent l’inonde tout à coup de clarté et de beauté. Et elle lui parle de son corps. Car le corps, le lieu où l’homme se doit d’habiter, nous en avons un jour fait le détour et avons accompli le retour en passager de notre langue, de ce qu’elle nous tend avec entêtement, ce qui l’affleure continûment, à nous de l’entendre.

Car c’est dans le parler de notre langue, dans ce qu’elle dit avec le plus d’intensité, le , que nous atteignons notre « pays natal » en vue d’habiter, ainsi qu’il convient d’habiter, là où se trouve la richesse, qui n’est que belle pauvreté.

Il faudra à ce propos que notre langue trouve un jour une écriture, hors cet alignement sinistre de lettres abécibêta vouées à cloisonner et démarier mots et choses, mots et corps, corps et kò, une écriture à la hauteur de ce que notre parole dit en toutes ses articulations, des volutes à même de la parer et de la célébrer nue, exposée rayonnante, vibrant au temps et à l’espace.

En comparaison, la langue française, comme exemple de langue passée au moule de la rationalisation, a escamoté le corps, elle l’a voilé en le remplaçant par des pronoms dits « réfléchis », soit un réseau d’écrans (déjà!) un miroir qui en livre une si pâle image qu’elle détourne de toute envie d’être mêmement son corps (« soi-même ») de sorte de tout orienter le regard vers la possession compulsive d’objets (de « richesses »!) en vue d’un prétendu « progrès et développement » qui ne conduit qu’à ravager la terre, à en rompre les équilibres et à co-rompre dans le même mouvement l’homme en détruisant son harmonie avec le monde.

Pourquoi le corps constitue-t-il toujours la cible ultime?

Mais pourquoi le corps? Pourquoi le corps précisément constitue-t-il sans nul démenti toujours la cible ultime, la clé et le fil conducteur qui guide invariablement en toutes ses étapes la marche et la mise en œuvre du déploiement de la logique funeste d’uniformité totale du monde portée par la civilisation occidentale?

Hier, ce fut avec l’ancienne religion en doublant le corps d’une âme pour le veiller et le garder pur, à l’abri du péché censé le guetter de partout, niché dans tous les coins et recoins de la terre; aujourd’hui, à l’âge de la technique, à l’âge de la nouvelle religion techno-science, tous les dispositifs sont produits et orientés pour concourir à une unique mission : la transparence totale (la pureté totale?) d’un bout de l’espace à l’autre et à tout instant. Oui, pourquoi donc le corps de l’homme constitue-t-il l’aboutissement et le nœud où ce dispositif trouve à s’assurer et à s’immuniser?

Car enfin, à considérer la sérieuse dégradation déjà infligée à la parole de l’homme par le langage numérique et ses multiples prolongements encore en cours dans toutes les sphères affectant les rapports des hommes entre eux et leurs rapports à la terre, le bouleversement du temps et de l’espace, l’homme fragilisé à l’extrême, livré déshabillé aux manipulations de toutes sortes, lui-même s’y prêtant et s’y engloutissant, oui, en quoi le corps de l’homme, lui déjà en une telle perdition, constituerait-il encore un enjeu?

Il peut sembler d’une part qu’ambitionnant de figurer ce Dieu-Un qui l’ a porté et qui s’affirme Tout-Lumière : « Un homme peut-il se cacher dans des cachettes sans que moi je le voie?  » (Jérémie, 23:24), le dispositif de l’Occident trouve son couronnement et son triomphe dans la transparence totale du corps de l’homme.

Mais il y a autre chose et d’un tout autre ordre que ce qui peut paraître relever de la simple broderie, de la rodomontade, il y a ceci : de tous les vivants, l’homme est le seul à pouvoir articuler, autrement dit à pouvoir accorder, quand la logique présentement en cours n’ambitionne qu’une unique chose : séparer. Séparer le ciel de la terre et la terre du ciel, les hommes de la terre et les hommes entre eux, et toutes choses les unes des autres. Et, sans la moindre menue souveraineté sur ce lieu où tout prend corps, l’homme perd l’ultime ressource d’un possible sursaut en vue de se réaccorder au monde et d’y réaccorder toutes ces choses à présent déglinguées.

Déjà de partout, l’espace s’opprime et le temps se resserre et se précipite (c’est « le temps réel« , autrement dit… le non-temps, le temps qui ne donne plus le temps au corps de s’ouvrir dans l’espace, de rester-s’appartenir), tout se précipite comme parvenu au terme d’une destination prévisible où la seule assurance (est-ce une promesse?) est d’y trouver la transparence totale (« pour votre sécurité« !). Mais transparence n’est pas clarté qui, elle, comme la parole, requiert l’obscurité (la nuit à laquelle s’adossent les conteurs, les maîtres de la parole) comme son plus intime compagnon qui la porte, la constitue, et de tous côtés l’habite.

Le jeu/L’enjeu : brandir le corps organique comme amorce pour mettre la main sur l’homme

C’est donc bien la question du corps qui est l’enjeu central de la situation actuelle, y ayant été cooptée en lieu et place du souci légitime provoqué par l’épidémie. Ces derniers, souci et épidémie, étant à présent manipulés avec hargne et malice par des mises en scène humanitaires visant à voiler cet enjeu central rapporté venu tout brouiller.

Mais, ce n’est pas le corps organique qui est l’enjeu, mais bien le kò, autrement dit l’homme même, et cela ne pouvait, à nous qui ne l’avons jamais séparé et que notre langue a porté inflexiblement dans son unité, cela ne pouvait nous échapper.

Car ce qui va demeurer quand seront levées (si un jour elles le sont) les injonctions impératives présentes matraquant un choix mystificateur à « être ou ne pas être.. » ce qui va demeurer pour sûr, c’est l’infâme et marquante avancée dans le maillage du corps.

Ne pas y être veillatif et s’abandonner allègrement, allant même jusqu’à s’adonner à railler et, plus encore, à prêter la main en toute impudeur, sans jamais prendre en vue le fait que cette logique technoscientifique avec tout son appareillage est à l’affût de la moindre fente pour mettre la main sur l’ultime ressource de l’homme, la plus haute et la plus précieuse, le corps, la demeure souveraine où tout se tresse, c’est avoir l’esprit singulièrement dérangé, au sens fort : déjà ravagé par les séductions perverses de cette religion techno-science et n’avoir en définitive jamais de sa vie pris la mesure de la vraie liberté, là où il convient de la prendre : dans ce lieu, qui n’est rien moins que le lieu même de l’homme, où il faut veiller à ne point se laisser extraire si l’on ne veut être définitivement englouti, ce lieu où pour « être celui qu’on est », il faut se dresser et tenir raid’ : il n’en est pas de plus humble certes, il n’en est pas non plus, à nous requérir, de plus impérieux depuis qu’il nous parle dans le voisinage de la Mort.

Vauclin

4 octobre 2021

Texte en pdf du poète Monchoachi