« Nous assistons à l’assassinat tragique de la culture par la culture »

Le philosophe Guillaume Pigeard de Gurber craint que la crise actuelle de la culture limite encore davantage la capacité des éditeurs, producteurs ou diffuseurs à faire exister le romancier inconnu, la cinéaste en herbe ou les comédiens en germe.

— Par Guillaume Pigeard de Gurbert, professeur de philosophie —

Tribune. Mise sous perfusion par le confinement, la culture est en train d’être achevée sous nos yeux par le reconfinement. Dans l’espoir de sauver ce qui peut encore l’être, les acteurs de la culture se recroquevillent par instinct de survie sur l’existant. Le tragique de cette situation est que la culture qui existe encore tue dans l’œuf celle qui n’existe pas encore.

Quel éditeur, quel producteur, quel diffuseur, quel média, dans l’arène du tout-marchand, aura encore, sinon l’idée, ne serait-ce que les moyens de ménager le droit à l’existence du romancier inconnu, du cinéaste en herbe, du comédien en germe, du poète éclaireur, du philosophe pionnier ? C’est bel et bien à cet assassinat tragique de la culture par la culture que nous assistons.

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Quand on parle du « monde de la culture », on parle de la culture au mieux comme s’il s’agissait d’un monde parmi d’autres, mais au pire et le plus souvent comme d’un département secondaire du monde réel : le monde économique, aux lois duquel celui de la culture doit se plier. Mais qu’est-ce que la culture ? Disons d’abord ce qu’elle n’est pas : la culture n’est pas le domaine des activités inutiles au regard du monde du travail. Ce n’est pas non plus un secteur économique.

La tyrannie du manque à gagner

On ne comprend que trop pourquoi les ministres successifs de la culture (Aurélie Filippetti, puis Roselyne Bachelot, La Tribune du 3 janvier 2014 et 1er octobre 2020) ont dû, pour défendre leur portefeuille, rappeler le poids de la culture dans le produit intérieur brut (PIB) de la France (2,3 %) en le comparant à celui, nettement moindre, de l’industrie automobile : c’est que l’hégémonie de l’économie impose sa logique à la politique.

A cet égard, réduire la culture à un « capital » payant socialement, c’est rester à l’intérieur de cet économisme ambiant qui fait d’un simple moyen – l’activité marchande rentable – une fin. La culture, tout comme la santé, l’éducation ou l’écologie, est condamnée a priori à la ruine dès lors qu’elle doit répondre à une logique qui n’est pas la sienne. Cette perversion politique qui fait de l’économie une fin en soi provoque en effet la ruine de la culture, dont l’appauvrissement n’est que le symptôme de son piétinement.

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Ce qu’il faut bien appeler la tyrannie du manque à gagner a horreur de la dépense publique et ne jouit que de la richesse privée. Chaque parcelle de service public actuel est considérée comme une part de marché potentielle. L’appauvrissement public continu, à coups de baisses d’impôts toujours plus favorables aux contribuables les plus riches, dégage sans cesse de nouvelles parts de marché : après les secteurs des télécommunications, de l’énergie et des transports, c’est le temps du marché de la santé, de l’éducation, de l’écologie.

De la part du monde politique, un manque cruel de culture

Comme, à l’aune dogmatique du libre marché, l’investissement privé dispense de contribuer au bien public et que la dépense publique lèse directement le bien privé, il est inévitable que la culture mute en industrie du divertissement de masse. La culture est le droit souverain de tout homme à ce temps libre dans lequel la logique du profit ne voit que du temps perdu, et qu’elle travaille en conséquence à réduire ou à acheter.

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Mais un homme est-il encore un homme qui ne chante pas, n’invente pas, ne joue pas, ne rêve pas ? Au principe des deux morts de la culture, il y a, de la part du monde politique, un manque cruel de culture.

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Stendhal en a fait l’implacable diagnostic dans Le Rouge et le Noir, revanche symbolique de la culture sur ses fossoyeurs présents et futurs, en la personne de M. de Rênal : « L’air affairé et important, chevalier de plusieurs ordres, un certain air de contentement de soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu inventif, la grossièreté, et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n’était pas intérêt d’argent. »

A qui a l’oreille musicale, le SOS des libraires sonne comme le chant du cygne de cette haute nécessité qui fait le départ entre une existence humaine et la simple survie adaptative. Aux livres, citoyens !

Guillaume Pigeard de Gurbert (Professeur de philosophie)

Source : LeMonde.fr