« Lire les Morts » : le roman tropical de Jacob Ross

Camaho, une île des Caraïbes. Michael Digson survit tant bien que mal dans une cahute héritée de sa grand-mère. Jusqu’au jour où il croise la route de Chilman, un vieux flic anticonformiste qui lui propose d’intégrer la brigade criminelle. Un peu réticent, Digson accepte finalement de rejoindre son équipe, y voyant l’occasion de reprendre l’enquête sur le meurtre de sa mère, jamais élucidé. Alors qu’il s’avère particulièrement efficace dans la lecture des scènes de crime, Chilman lui confie une affaire qui le hante depuis longtemps, la disparition suspecte d’un jeune homme.”

— Par Karen Lajon —

LA VIE EN NOIR – Jacob Ross s’est fait connaître en Angleterre avec des nouvelles. Avec « Lire les Morts », Sonatine publie le premier roman traduit en français, d’une trilogie à venir. Le romancier jongle avec le créole et l’anglais. Ce qui donne un cocktail de punchline à la poésie urbaine moite et luxuriante, avec une tonalité accoustique exotique décapante et des trouvailles linguistiques inédites. 

« Je m’intéresse à la vérité et ne tiens pas forcément compte des sensibilités de certaines personnes, explique Jacob Ross dans un échange de mails. J’ai grandi dans les Caraïbes, je connais bien cet endroit. Il se trouve que je me suis aussi inspiré d’une histoire vraie qui s’est déroulée en 2001 à Grenade. Un ancien pasteur qui avait pignon sur rue chez les Baptiste assassina une jeune fille de 15 ans avec laquelle il entrenait une relation intime. J’ai été frappé par ce fait-divers et je l’ai intégré en partie dans mon roman. »

Nous sommes donc à Camaho, une île imaginaire des Caraïbes. Michael Digson, « Digger », semble mal parti dans la vie. Il vit dans la case, deux pièces, que sa grand-mère lui a laissé, au bord d’Old Hope Valley. Un don colonial du temps où elle travaillait dans les champs de canne à sucre. Alors qu’il traîne dans la rue, il assiste à une bagarre qui se termine par la mort d’un garçon.

Au lieu de prendre les jambes à son cou, « Digger » traverse la rue et touche le front du cadavre. Arrive la police. Et une apparition, « Cheveux blancs ». En réalité, le commissaire Chilman. Un ivrogne assumé qui est sur le point de monter son équipe. Il veut faire de « Digger » un témoin de choix, de quoi mettre la pression à son futur protégé qui aurait l’idée de refuser le poste. « Le commissaire me faisait penser aux vieux schnocks que je voyais assis sur des tabourets devant les bars à rhum au bord de la route, adossés au mur délabré. » Il se trouve que « Digger » possède deux talents. Il sait reconnaître n’importe quelle voix et il a le don de lire les os. Mais seulement dans le noir avec des ampoules LED. Parfait. Chilman, veut le faire bosser sur les cas de personnes disparues. Comme en général, on les retrouve en mille morceaux… 

Un cold case

Et voilà, le décor est planté. On sue et boit beaucoup dans le roman de Jacob Ross. Les effluves de cacao et de rhum nous chatouillent les narines. On traverse cette île en mini-bus, en jeep, on crapahute dans les sentiers, bref on se balade dans un cadre tropical où l’envers du décor est privilégié. Jacob Ross n’est pas là pour nous faire rêver. Non, ce qu’il veut c’est que l’on touche du doigt une réalité âpre et dégradée, invisible aux yeux de ces Blancs qui déboulent en horde au moment des vacances. Ou ceux moins bruyants, plus solitaires, parce qu’ils se livrent justement à des plaisirs non moins solitaires, mais bien plus sordides avec les jeunes gens ou jeunes filles d’une île où la misère côtoie le luxe. Il en résulte une kyrielle de personnages superbement campés que le style anglo-créole de Ross habille avec une poésie infinie.

Mon défi était de garder cette langue mais que ceux qui ne la comprennent pas ne soient pas perdus

On l’a assez lu ou entendu, chaque flic traverse sa fonction et souvent échoue à la retraite avec un cas non résolu. Chilman n’échappe pas à la règle. Son cas à lui s’appelle Nathan. Il n’en démord pas, il veut que son ancienne équipe résolve l’affaire. Il leur envoie une femme, Mlle Stanislaus. Dès le départ, elle n’est que couleur aux yeux de « Digger ». Jaune, le premier jour, violet le suivant. Ils vont faire équipe, « Missa Digger de la police, et manmzèl. K Stanislaus. » « J’ai utilisé le créole anglais local, poursuit l’auteur, parce que c’était le seul moyen de maintenir l’authenticité des lieux, des gens et de la société locale. Ce sont des choses qui sont très importantes pour les habitants des Caraïbes. La preuve que l’écrivain se préoccupe suffisamment d’eux pour ne pas les caricaturer. Donc mon défi était de garder cette langue mais que ceux qui ne la comprennent pas ne soient pas perdus. J’aime à penser que j’y suis parvenu. »

Jacob Ross concède que historiquement la relation des « minorités » et des Anglais n’a pas toujours été simple dans le monde de l’édition. « Mais maintenant je vois un intérêt grandissant pour ce qui n’appartient pas à une littérature strictement européenne. C’est le résultat d’années d’intenses pressions de la part de communautés marginalisées sur les grands éditeurs afin qu’ils ouvrent l’espace de l’édition. Parce que les lecteurs blancs/européens sont bien plus sophistiqués et éclectiques que ces éditeurs semblent le croire. Je pense que mes livres bénéficient de ce changement d’attitude et de cette curiosité. »  

Tel un mille-feuille, une autre affaire vient s’ajouter à celle de la disparition de Nathan. Le pasteur de l’église Baptiste et sa congrégation constituée de femmes apparemment très sous contrôle, donne des maux de tête. Un truc ne tourne pas rond là-bas. Dans tout ce bazar, une autre disparition, une jeune fille de la communauté indienne qui préférerait tuer la demoiselle plutôt que de la voir sortir avec un « blackfella ». A lui, « Digger » de creuser (« to dig » en anglais signifiant creuser), de relier tous les fils de ces mystérieuses disparitions. Et comme cela ne lui suffisait pas, il s’est aussi mis en tête de résoudre celle de sa propre mère, un meurtre jamais élucidé, il y a de nombreuses années au cours d’une sale affaire désignée comme « les émeutes du viol ». Le laissant seul avec un père absent, bien trop occupé à élever une autre famille et à se hisser au rang de préfet de police de San Andrews… Une servante, un préfet, une grossesse, un enfant illégitime. Le poète jacob Ross a délaissé les vers et les alexandrins pour le genre Noir. Très bonne idée.

* « Lire les Morts » de Jacob Ross, Traduction de Fabrice Pointeau, Editions Sonatine, 368 pages, 21 euros.

Source : Le JDD.fr