Ni Assimilation , ni Créolisation. Pour le Marronnage

— Ali Babar Kenjah —

Le récent débat pugilistique qui a médiatiquement opposé Jean-Luc Mélenchon à Eric Zemmour, a confronté les tenants de deux visions de la relation de la France à son ancien empire colonial, et aux migrations des indigènes qui en découle. Nostalgique de l’Empire,Eric Zemmour, reste fermement attaché aux vertus du « Nos ancêtres les Gaulois » et défend l’Assimilation comme principe d’intégration des étrangers dans la République.L’Esprit critique des Lumières, incarné par un Jean-Luc Mélenchon paradoxalement inspiré par Édouard Glissant, lui répond qu’en matière de société multiculturelle, l’expérience historique place les sociétés antillaises au premier rang d’un idéal souhaitable pour promouvoir le « vivre ensemble » (sic)… Du point de vue pugilistique, je prononce un match nul. Vraiment nul. Du point de vue intérieur de la colonie Martinique, je récuse ici tout éloge de l’Assimilation ou de la Créolisation comme proposant des modèles culturels souhaitables quant à leurs bénéfices humains, ou en terme de « paix sociale ».

Nous Antillais, sommes les meilleurs spécialistes de l’Assimilation à la française. Au même titre que près de cinq millions de citoyens de la République issus des derniers confettis de l’Empire. Je ne déroulerai pas ici le détail d’un dispositif qui a confronté la population au dilemne d’une abondance matérielle, de plus en plus jetable, au prix d’un néant identitaire et d’une catastrophe écologique. Le fait est que le peuple a jugé : depuis les premières lois de décentralisation, il y a quarante ans, tous les partis politiques assimilationnistes ont été balayés de la scène politique locale. En entonnant le chant du cygne, Yann Monplaisir fut le dernier des Mohicans… La leçon de cette échec, c’est que « Un peuple sans la connaissance de son histoire est comme un arbre sans racines » (Marcus Garvey). Nul ne peut vivre touteune vie sous une identité d’emprunt sans risquer sa santé mentale. Le Dr Fanon valide. La longue expérience culturelle de la déportation des Africains dans les Amériques a fixé l’archétype de l’Oncle Tom comme modèle du nègre assimilé. Dans sa forme politique et institutionnelle, et en dépit des espérances qu’ils avaient placées dans ses promesses, les Antillais ont rejeté l’Assimilation comme idéal philosophique et comme panacée idéologique. Fin stratège, l’ex jeune giscardien Miguel Laventure ne s’y est pas trompé, quia remis son chapeau bakwa et susurré moult proverbes en kréyol à la télé. Désormais, Tous créoles…

La créolisation n’est pas un fantasme, comme la néo créolité. Ce n’est pas une option parmi différentes manières de voir l’histoire. La créolisation est le dispositif matriciel qui assure historiquement le double paradigme de la colonisation esclavagiste des Isles d’Amérique : 1) la soumission idéologique de la société coloniale aux intérêts métropolitains ; 2) l’organisation idéologique de l’habitation esclavagiste, fondée sur la suprématie raciale. Les colons antillais ont été désignés comme Créoles par les intérêts métropolitains liés au commerce colonial. La racine latine de « créole » est « creare » qui signifie « créer ». L’entreprise coloniale est désignée comme une « création » de la volonté française continentale. Tandis qu’ils se voient comme une modernité du vieux continent

(un « nouveau monde »), les colons sont en permanence rappelés à ce caractère subalterne de « créature » qu’ils ont cherché à combattre et à masquer. Sur leurs habitations, le dispositif de créolisation était rationnellement et systématiquement imposé aux captifs Africains, dit « Bossales », pour les transformer en esclaves productifs. Cependant, seules les générations autochtones étaient qualifiées de « nègre-sse créole ». La finalité du processus de créolisation des esclaves était leur domestication. Domestication s’entend ici à un double niveau : 1) au sens où on parle d’ « animal domestique », c’est à dire la soumission d’un animal sauvage par le dressage comportemental et la contrainte alimentaire ; 2) au sens où l’idéal de vie consenti aux nègre-sse-s, le nirvana de la promotion sociale, était le statut de domestique qui donnait accès à la fameuse classe des« nègres de maison ». La créolité historique (à distinguer de la néo créolité, courant intellectuel), c’est le paradigme culturel de l’habitation esclavagiste. La créolisation est ce dispositif structurel fondé sur le préjugé de couleur qui organise nos représentations sur un dégradé chromatique allant du blanc le plus christique (Européen) jusqu’au noir satanique (Africain) en passant par toutes les nuances du lapo sové. La créolisation structure fondamentalement la société en trois classes au développement séparé : les dominants (toujours les mêmes), les dominés (idem) et la classe intermédiaire, celle des métis organiques (comme Gramsci évoque l’ « intellectuel organique), sans la collaboration desquels le rapport de domination est grippé. L’actuel regain de faveur envers la vieille créolité romantisée, s’explique par l’échec idéologique de l’Assimilation et la nécessité de reformuler le pacte de collaboration entre les intérêts coloniaux métropolitains (dont l’État central) et les élites de la société coloniale. L’insurgence identitaire actuelle de la jeunesse RVN, impose au niveau local de combler le vide en termes de légitimité du statu colonial. Au niveau national, le racisme systémique et le développement séparé hérités dela colonialité fondatrice ont conduit au désastre des cités de banlieue, et imposent à leurtour une issue transformatrice. L’émergence de la voix des Indigènes sur la scène nationaleet la montée en puissance des analyses décoloniales obligent de nombreux intellectuels refusant le conservatisme et la nostalgie impérialiste à redécouvrir les penseurs de l’alternative, les pensées de la diagonale et du chaos. C’est ainsi que Jean-Luc Mélenchon a, un jour de grand soleil, reçu l’illumination de Poétique de la Relation, et qu’il s’est cru intéressant à recycler la pensée d’Édouard Glissant à travers le logiciel maçonnique de son projet politique hérité des Lumières.

J’ai commencé à déconstruire ledit projet des Lumières en lisant Edouard Glissant… Dans sa critique de la néo créolité (qualifiée d’ « essentialisme »), Glissant reconnaît le dispositif fondateur de la créolisation qui, à travers la culture d’habitation, a formaté nos systèmes de représentation et la logique de nos interrelations. Mais il insiste pour souligner que cette culture a disparu avec les habitations, qu’elle a été reconfigurée par les processus d’urbanisation et de migration. Jamais Glissant ne considère la créolisation comme un idéal ou un projet politique (de l’ordre d’un volontarisme militant). Il considère la créolisation,qui informe le processus de mondialisation, comme une tentative prédatrice d’ordonner le chaos, tentative vouée à l’échec. Tout comme, à son « corps » défendant, la mondialisation produit de la mondialité, la créolisation produit de la Relation. C’est à dire des rencontres improbables, des hybridations imprévisibles, des métamorphoses miraculeuses (E. Morin).Loin de nier l’horreur esclavagiste, Glissant nous rappelle que l’humain y a survécu et

triomphé, à travers les mailles du filet et dans l’underground de la misère. Relisez Éloge de la servilité de Monchoachi. Tout au long de sa réflexion, Glissant insiste sur le fait qu’on ne peut combattre une logique de système (la domestication des masses) par une logique de système. Seule y gagnerait une logique de système. Ni la République, ni l’idéal multiculturel ne doivent se penser à partir des ethnies mais à partir des libertés individuelles et du choix de chacun de se définir sans privilège escompté. La culture est un voyage collectif au long cours duquel nous produisons des « traditions », ainsi que de l’innovation sociale et matérielle. Elle est un risque calculé qui se nourrit du libre choix de ceux qui en vivent. L’expérience antillaise porte en elle les souffrances d’une culture arrachée pour être remplacée de force par un ordre des choses qui animalisait le peuple. À cette souffrance universelle des peuples déportés, les nègres ont opposé, notamment, la culture du marronnage.

J’oppose la culture du marronnage au marronnage conçu comme « désertion » de l’esclave hors l’habitation (Y. Debbash). Ce phénomène historique, qu’il faudrait encore spécifier pour la Martinique, appartient à la période esclavagiste qui prend fin en 1848. Or, biena près l’abolition, il est fait référence de manière récurrente à des actes de « marronnage »ou encore, des personnalités marquantes sont interprétées en référence à cette grille d’analyse (Beauregard, Marny, les « rastas » etc.) Il n’est pas rare d’entendre tel ou tel se revendiquer d’être un mawon et la symbolique associée à cette forme de rébellion accompagne toute contestation de l’ordre établi. J’en infère que le « marronnage » est devenu une vague catégorie identitaire qui, au sein de la société coloniale contemporaine,conteste l’ordre établi d’un point de vue pratique et individuel. Le « marronnage institutionnel » naguère prôné par ce cher Pierre Samot est un oxymore (qui associe deux termes opposés). Le marronnage des petites îles est condamné par la géographie à être stratégiquement un marronnage individuel de camouflage et de solitude dans les bois.L’unité politique et militaire des marrons martiniquais est un fantasme absolu depuis la mort de Francisque Fabulé au 18ème siècle. Parce qu’une des forces de ce type de contestation radicale est de résister aux logiques de centralité et de hiérarchisation verticale sur lesquelles s’appuie toute expérience de pouvoir en milieu dominé. Les romans de Glissant explore a foison cette structure anti-système des marrons antillais. Longoué, le vieux quimboiseur héritier de la lignée des marrons historiques, meurt seul sur son morne du Lamentin. Mais ce qui demeure pour tous, c’est la référence imaginaire d’un espace de résistance réel, dans les marges externes du système et de ses valeurs, plus ou moins atteignable (cela demande de faire des choix), mais arc-bouté aux ressources réelles(naturelles, humaines et mystiques) de l’entour.

Le marronnage n’est ni une idéologie corruptible, ni un projet politique d’autarcie nord-coréenne. Le marronnage n’est pas une science, mais un art partageable avec tous les insoumis. Il est une posture intellectuelle engagée dans une transformation de vie radicale.Il est une résistance existentielle aux effets la colonialité génétique de l’appareil d’État français. Et c’est là mon seul point d’accord avec les deux protagonistes du débat organisé par BFM : si l’Assimilation et la Créolisation sont les deux voies envisagées pour la France en crise, c’est bien que la colonialité, qui est notre pain quotidien depuis quatre siècles,structure en profondeur la société métropolitaine, à travers des modèles de gouvernance et des modes de pensée dont nous demeurons le laboratoire historique.

Ali Babar Kenjah, septembre 2021