Moustapha Safouan, entre Orient et Occident : Un psychanalyste dans le siècle

— Par Philippe Petit —

Le psychanalyste français d’origine égyptienne Moustapha Safouan s’est éteint ce 7 novembre. Nous revenons sur cet intellectuel complexe et important.

Le psychanalyste Moustapha Safouan, qui vient de disparaître, à 99 ans, était un « grand seigneur ». Considéré par certains comme un lacanien orthodoxe, il était à la fois cela, et profondément autre chose. Il était libre. Et il eut plusieurs vies, dont il assumait les différents moments. « Maintenant, disait-il, dans son dernier livre, paru en janvier 2020, je suis beaucoup plus détendu ». Il était revenu depuis quinze ans à la case départ ; non pour s’y réfugier, se complaire dans le souvenir, mais pour relancer les dés, donner sens à ce que serait pour les autres, la boucle de sa vie, son destin, son itinéraire. Lui, le Parisien, venu d’Égypte, qui avait traversé le siècle dernier au pas de course, et avait entamé le nôtre avec une lucidité sans faille. C’était un passeur. « Pour moi, témoigne le psychanalyste Fethi Benslama, l’auteur du Jihadisme des femmes (2017), il est celui qui m’a donné la chance de rencontrer Freud en arabe, à vingt ans, de lire avec éblouissement « De l’interprétation des rêves ». »

De l’Égypte à Paris

Moustapha Safouan est né en 1921 à Alexandrie, d’un père instituteur et d’une mère au foyer, « femme typique du monde égyptien et arabe » ; il grandit dans un pays qui était alors un protectorat britannique. N’était l’arrestation de son père pour cause de communisme en 1924, son enfance se passe sans troubles et son éducation, pendant la période d’occupation anglaise – période à ses yeux où « le colonialisme n’était pas le mal absolu » – bénéficie d’un enseignement solide en langues étrangères, où le contact avec les universités européennes, notamment françaises, n’est pas rompu. Rien ne le prédestine à devenir une figure de proue de la psychanalyse. L’université est pour lui une chance. Il y découvre la tradition philosophique française et suit les cours de nombreux maîtres, des professeurs invités, tels Émile Bréhier (1876-1952) et Alexandre Koyré (1892-1964). Il a aussi comme Professeur le Docteur Moustapha Ziwar qui avait fait ses études à Paris et y avait suivi notamment un enseignement de psychanalyse. C’est grâce à lui, en 1940, qu’il se met à lire Freud. Et c’est sous son conseil qu’il décide de partir à Paris, parfaire sa formation analytique.

Il quitte l’Égypte pour la France au début de janvier 1946. Au printemps de cette même année, il commence une analyse personnelle qui s’est transformée en cours de route en analyse didactique. « Une autre méthode aurait-elle abouti au même résultat ? », se demandait-il. Ce qui est sûr, c’est que son analyse, ainsi menée, l’aura préparé à recevoir l’enseignement de Lacan, dont il fut un fidèle auditeur, chez lui, rue de Lille à Paris, à partir de 1947, puis à l’hôpital Sainte-Anne à partir de 1953. Traducteur, essayiste, fin connaisseur du monde arabe, théoricien de la théorie psychanalytique, Moustapha Safouan aimait à dire qu’il était un homme sans croyance, et qu’il préférait soutenir un argument plutôt que de céder aux sirènes de la croyance aveugle. Il était à ce titre un continuateur de l’héritage d’Averroés (1126-1198) et du poète syrien Al Maaari (973-1057) autant qu’un fervent disciple de Platon et Lacan. « Il a allongé l’esprit freudien sur un divan oriental-occidental, l’a fait parlé en arabe et en français. Son oeuvre va de la chute de la Sphinge à l’agonie d’Œdipe », résume Fethi Benslama.

Safouan n’était pas habité par le fantasme sacerdotal

Il y avait dans son regard malicieux, un mélange de joie qui lui venait de l’enfance, et un sens aigu du tragique. Ses dernières années furent rayonnantes. Il était gai, aimait le champagne, toujours plus d’une coupe, la bonne chère ; un rien patriarche, il marchait dignement dans Paris, avec une canne, aimait, après le dîner, rentrer seul, ayant terminé la soirée par un cognac. Sa voix était posée ; nous pouvons l’entendre encore sur France Culture, dans une série d’émissions – À voix nue – où il se raconte, que nous eûmes le plaisir de réaliser avec lui en 2012. Il aimait citer cette phrase d’Austin : « Il faut être deux pour faire une vérité ». Il avait le goût de la conversation. S’il n’avait publié que des essais cliniques, il ne serait pas devenu un auteur aussi prolixe et important. Or à partir de 2008, date à laquelle il publie, Pourquoi le monde arabe n’est pas libre (Denoël.), il bifurque. Il s’empare du dossier de la religion, de la famille, de la virilité, de la sexualité, de la vérité, de la science, du droit, de la politique, et redevient étudiant. L’orthodoxe se fait hétérodoxe.

Il publie un livre bilan en 2013 intitulé sobrement La Psychanalyse (Éditions Thierry Marchaisse, 419 p., 29 euros 50). Il se lance et relance, comme il arrive parfois, lors d’un débat, le fond de l’affaire. La rumeur propage l’idée d’un Freud par trop autoritaire ? Ce n’est pas faux : « Il est resté captif du mirage de la fonction paternante. » On entend dire que le mouvement psychanalytique serait au gré du temps devenu une Église ? « Pour la première fois dans l’histoire des sciences, une discipline qui se voulait scientifique s’est organisée institutionnellement comme une Église. » Comme extrême-onction on a fait mieux. Safouan n’était pas habité par le fantasme sacerdotal. Mais sa conviction n’en était pas moins ferme : « La psychanalyse n’a plus besoin d’être reconnue ; seulement de dire clairement ce qu’elle apporte et peut apporter. » C’est clair. Et cela est dit clairement. Dès lors, celui que l’on n’oserait pas appeler un aîné, comme cela est devenu la mode avec la pandémie, ausculta notre époque à la loupe, fustigea son psychologisme, se pencha sur les nouvelles filiations, les métamorphoses de l’éros, tout en se passionnant pour la physique quantique. Dès lors, il explose. Tout en gardant son calme. Il livre au lecteur son testament. Il ne conclut pas. Il ouvre les vannes. Mais il nous met en garde. Il ne cherche pas à rassurer. « Le bonheur, disait-il, en 2015, manquera toujours à l’homme parce que l’homme sera toujours en mal d’identité. » La fin de la civilisation oedipienne, ajoutait-il, « risque de donner lieu soit au retour du religieux, soit à l’émiettement de la vie sociale en des bandes ou sectes soumises à l’influence des chefs. »

Au-delà de la psychanalyse

Comment expliquer un tel parcours ? Comment un tel homme qui aurait pu se perdre – en tout cas être oublié -, pour avoir commis des écrits destinés à ses collègues, se perdre dans une scolastique pour initiés, un enseignement clinique réservé aux praticiens, comment s’est-il réveillé de son sommeil dogmatique, a-t-il cessé d’écrire comme Hegel, pour devenir un auteur limpide, et commettre des livres qui resteront ? Réponse : en s’absentant du monde. En se refusant à le fracturer entre minorités opprimées et majorités arrogantes ; entre la fierté LGBTIQ et la triste norme hétérosexuelle ; entre croyants et incroyants ; en insistant, au-delà de ces fractures, qui sont réelles, sur le point aveugle qu’elles recèlent. En se focalisant sur le désir du sujet. « Dans un monde où les individus se réduisent aux consommateurs, sans autres moyens que leurs poches, ni de guides que leurs goûts, sexuels ou autres, sa Majesté le Bébé lui-même devient de plus en plus un produit, voire une marchandise », s’inquiétait-il.

On peut ne pas partager cette inquiétude. Et voir en lui, comme sa jeune collègue Silvia Lippi, qui admire pourtant son livre sur le monde arabe, « un réactionnaire », un « Père-maître », dont beaucoup d’analystes, selon elle, « n’arrivent pas à renoncer ». Mais cette querelle interne ne doit pas nous subjuguer. Le père – ne faudrait-il pas écrire « du père » –, à la fin des fins, il ne reste rien. Il est fait pour s’évanouir. C’est sa fonction. Et il n’est pas besoin d’être « un mâle », pour la faire vivre. S’agissant de la croyance de chacune et de chacun, il ne faut pas s’en tenir à ce que chacune et chacun, dit de son désir. Ce serait trop simple. « Il ne s’agit plus d’être femme ou de le devenir ; il s’agit de savoir comment un sujet, quel que soit son sexe, en vient à avoir un désir masculin ou féminin. » Cette précision de Safouan vaut pour tout discours. La croyance du sujet en ce qu’il dit, « excède les significations qui s’y articulent ». C’est même ce qui permet de s’adresser à autrui et de ne pas se croire détenteur d’une vérité absolue. De ne pas confondre la fonction de la parole « indubitablement vraie ou menteuse », avec ce qui se joue dans nos échanges langagiers. Il n’est donc pas étonnant que Moustapha Safouan ait cherché ailleurs que dans la cure, ailleurs que dans la psychanalyse, de quoi conforter cette conviction.

À revers de ceux qui pensent que nous manquons de sacré, il s’est évertué à défendre l’idée que le sacré nous étouffe

S’il a traduit en arabe Le discours de la servitude volontaire (1530) de La Boétie. Il a également traduit Othello, celui qui nous apprend « à tempérer cette fascination naturelle pour les idéaux, qui annule la pensée ». Quoi de plus facile que de changer d’idéal ! Safouan n’était pas un Saint, c’était un érudit, il s’intéressait à la fin de sa vie autant à Einstein qu’à Lévi-Strauss ou Kelsen. « La psychanalyse ne se transmet pas », disait-il. Mais la culture peut encore nous aider. C’est pourquoi il s’est battu pour que le monde arabe accepte « l’enseignement de l’arabe vernaculaire à l’école comme une langue tout aussi grammaticale que l’arabe classique ». À revers de ceux qui pensent que nous manquons de sacré, il s’est évertué à défendre l’idée que le sacré nous étouffe. En particulier, ceux, qui continuent à penser,  que Le Coran est écrit dans une langue sacrée. « On pense et on dit souvent que l’arabe est une seule et même langue, mais la différence entre l’arabe classique et l’arabe égyptien, entre celui des États du Golfe et de l’Afrique du Nord,  est la même que celle que celle qui existe entre les langues romanes l’italien, l’espagnol et le français. L’échec ou plutôt le refus de reconnaître ces différences équivaut au refus de permettre aux illettrés une parole pleine sur leur avenir ». Le même raisonnement vaut pour le refus de la plupart des pays arabes de traduire les œuvres étrangères, à commencer, par Freud.

Moustapha Safouan, en grand seigneur, s’en est allé. Ce qui veut dire, qu’il s’est « détendu », au fur et à mesure qu’il avançait en âge. Qu’il s’est exprimé « à demi-mot », plutôt que de monter sur l’estrade. Assuré, que « l’analyste ne s’autorise que de lui-même ». Et que « l’avenir de la psychanalyse ne tient qu’à sa capacité à contribuer à l’intelligence de notre époque ». C’est beaucoup. Ou trop peu. Mais c’est la preuve en tout cas que « personne n’échappe à la référence au discours social ». Pas plus Freud, que Moustapha Safouan, né en 1921, et que celles et ceux qui viendront après lui. C’est mieux ainsi. Et cela signe une forme de simplicité de notre espèce : pouvoir dire « Adieu », à celui qui ne croyait pas au sacré, seulement à la Tragédie.

 

Par Philippe Petit

Source : Marianne