Livres en folie, édition de juin 2023, et la pseudo « Cabale autour de Prosper Avril »

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

La station radio Mélodie FM a diffusé à Port-au-Prince, le 29 mai 2023, un éditorial du journaliste Marcus Garcia intitulé « La cabale autour de Prosper Avril » d’une durée de 5 : 46 mn (cliquer sur l’icône pour l’écouter).

Afin de se faire une idée objective du débat qui agite les milieux littéraires en Haïti depuis quelques semaines au sujet de la participation de Prosper Avril, à titre d’invité d’honneur, à l’édition 2023 de Livres en folie, la version audio de cet éditorial maladroitement et faussement affublé du terme « cabale » doit être écoutée avec attention. Elle doit également être mise en perspective par la lecture réfléchie d’un article fort intéressant mais non signé paru dans Le Nouvelliste du 29 mai 2023, « L’œuvre de Prosper Avril et Livres en folie ». Cet article a pour sous-titre « Livres en folie a désigné Prosper Avril comme Invité d’honneur de son édition 2023 ».

Sommes-nous en présence d’une « cabale » avérée contre l’ancien « stratège » du Palais national durant la dictature des Duvalier père et fils, l’ex-général Prosper Avril, et contre Livres en folie ? L’on retiendra en amont que le terme « cabale » signifie « Entente secrète de plusieurs personnes dirigée contre (qqn, qqch.) complot, conjuration, conspiration » (dictionnaire Le Robert). 

Dans un pays qui n’a toujours pas effectué sa déduvaliérisation, où l’esprit critique et analytique a mauvaise presse et est piégé par le « kase fèy kouvri sa » ; dans un pays où s’expose au quotidien « Le règne de l’impunité » (titre du très beau documentaire du cinéaste Arnold Antonin), comment le regard citoyen doit-il décoder ce qui est improprement appelé « La cabale Prosper Avril » ? Comment situer le propos d’un journaliste qui tente de faire accréditer l’idée qu’il y aurait, dans la société civile haïtienne, une « cabale », une fatwa obscure et impie dirigée contre le grand serviteur de la dictature duvaliériste qu’a été Prosper Avril ? Comment comprendre l’argumentaire acrobatique et bateleur, artificieux et profondément cosmétique du Nouvelliste contenu dans l’article du 29 mai 2023, « L’œuvre de Prosper Avril et Livres en folie » ? Également, comment situer le narratif de Mélodie FM et celui du Nouvelliste dans le contexte politique actuel caractérisé pour l’essentiel par la mainmise sur le pays livré aux appétits kleptocratiques du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste et par la déflagration insécuritaire des gangs armés mafieux lancés à la conquête violente de larges secteurs du territoire national ?

La remarquable tradition d’hospitalité réservée aux écrivains à Livres en folie

De manière objective, il y a lieu de rappeler que Livres en folie –la plus grande foire annuelle du livre haïtien organisée depuis 1995 par Le Nouvelliste et la Unibank–, a institué une véritable tradition d’accueil des écrivains, essayistes, historiens, etc., tout en contribuant à l’expansion du marché du livre dans ses différentes déclinaisons (roman, poésie, histoire, essais, livre scolaire, littérature jeunesse…). Au fil des ans, le succès de Livres en folie a permis à des milliers de lecteurs, y compris les jeunes écoliers, d’aller à la rencontre des écrivains et de leurs œuvres offertes pour l’occasion à un prix abordable. Ainsi, dans son édition du 31 mai 2022, Le Nouvelliste a fait l’annonce suivante : « Livres en folie 2022 : plus de 1 000 titres disponibles en ligne, 75 auteurs en signature », et les commanditaires de l’événement étaient la Brasserie la Couronne, la Digicel, le Rhum Barbancourt, la Banque interaméricaine de développement, le ministère de la Culture et de la communication et le ministère de l’Économie. Selon AlterPresse, l’édition 2022 devait « [accueillir] 108 auteurs en signature et 135 nouveaux ouvrages haïtiens » et l’entrée était fixée à mille gourdes. L’édition 2023 de Livres en folie annonce un total de 1 180 livres accessibles en ligne. Le succès avéré de Livres en folie au cours des ans ne doit toutefois pas faire perdre de vue que cette activité de promotion du livre n’est pas une œuvre philanthropique des Sœurs de la charité identitaire : la rentabilité financière de cette activité livresque demeure la colonne vertébrale des deux institutions commerciales qui l’ont créée et qui continuent de l’administrer, et il est impératif que chacune des éditions de cette grande foire annuelle du livre soit au rendez-vous de la rentabilité financière.

L’éthique et la déontologie journalistique au pays de l’amnésie sélective et du « kase fèy kouvri sa »

Il serait illusoire de croire que Livres en folie, entreprise commerciale de fait, soit exempte de partis-pris éditoriaux et d’accointances idéologiques et politiques. Il serait tout aussi illusoire de croire que les deux institutions commerciales à l’origine de Livres en folie se soient privées au cours des ans d’habiles « entorses » à la déontologie journalistique ou qu’elles n’ont pas souscrit aux douceurs sinon aux mirages d’une éthique professionnelle à géométrie variable bien à l’abri sous le parapluie de l’indéniable notoriété de Livres en folie. Ainsi, par la grâce œcuménique de « L’union fait la force », Livres en folie, comme l’ont constaté de nombreux lecteurs du Nouvelliste, a longtemps offert la plus complaisante hospitalité au pseudo « historien » Rony Gilot. Il est utile de rappeler que le fervent tonton macoute et négationniste Rony Gilot, avant son décès en 2021, a été un « écrivain » courtisé et toléré en Haïti, en particulier par les individus et les institutions qui s’accommodent sans états d’âme d’une « amnésie historique opportune ». Rony Gilot est l’auteur de plusieurs ouvrages révisionnistes destinés à réhabiliter le duvaliérisme et à donner une assise « historique » à la perpétuation des idées duvaliéristes. Inculpé devant la justice haïtienne, Rony Gilot n’était pas le premier venu sur la scène nationale. Duvaliériste et zélé tonton macoute « en service commandé » depuis les années 1960, ancien député et ancien ministre de l’Information sous le régime de Jean-Claude Duvalier, il a cultivé durant toute sa carrière politique un passé scabreux, a été mêlé à de violents actes de répression de la dictature duvaliériste durant la grève de 1960 – 1961 de l’Union nationale des étudiants haïtiens (voir le livre collectif publié en 2010 par l’économiste et historien Leslie Péan aux Éditions Mémoire d’encrier, « Entre savoir et démocratie / Les luttes de l’Union nationale des étudiants haïtiens (UNEH) sous le gouvernement de François Duvalier »). Rony Gilot a été conseiller spécial de Michel Martelly au même titre que Nicolas Duvalier, fils de Jean-Claude Duvalier et « joker » en embuscade d’une éventuelle candidature présidentielle pour le compte du PHTK. Le tonton macoute Rony Gilot, « historien » autoproclamé, a entrepris une « œuvre » révisionniste et apologétique de réhabilitation du duvaliérisme et de la dictature duvaliériste dans ses publications. Ancien responsable du journal de propagande jeanclaudiste « L’Assaut » dans les années 1980, membre fondateur et propagandiste du Conseil national d’action jeanclaudiste, le CONAJEC, au cours des années 1970–1980 et de la Fondation François Duvalier en 2006, Rony Gilot est l’auteur notamment de « Au gré de la mémoire / François Duvalier, le mal-aimé » (Le Béréen, 2007) et de « Au gré de la mémoire, Jean-Claude Duvalier ou l’ingénuité captive » (Le Béréen, 2010), ouvrages dans lesquels il s’emploie à travestir la nature essentiellement totalitaire et kleptocrate de la dictature duvaliériste. Rony Gilot a accédé au poste de secrétaire général du Sénat haïtien en 2008 et, en 2016, il a été nommé par Jocelerme Privert, président provisoire d’Haïti, au poste de secrétaire général adjoint du Palais national… Ainsi s’exemplifie un enjeu encore actuel pour certains duvaliéristes et quelques nostalgiques de la dictature duvaliériste : en plus d’être l’éminence grise au cœur du pouvoir du Parti haïtien Tèt kale, il s’agit pour eux de perpétuer le règne de l’impunité en Haïti, règne vieux d’une trentaine d’années et au cours duquel ils n’ont pas eu à rendre compte de leurs crimes contre la nation haïtienne en dépit du procès intenté à Jean-Claude Duvalier et consorts par-devant la justice haïtienne. (Voir le livre fort bien documenté du juriste Jaccéus Joseph, « Le procès de Duvalier pour crimes contre l’humanité », Éditions du Cidihca, 2013 ; voir le texte « Procès Duvalier : une étape historique pour la lutte contre l’impunité, selon Avocats sans frontières Canada », Montréal, 20 février 2014 ; voir aussi l’article du 20 mars 2018 de la Fédération internationale pour les droits humains (la FIDH), « Les complices de Jean-Claude Duvalier doivent enfin répondre de leurs crimes devant une cour de justice haïtienne ».)

L’éditorial de Marcus Garcia, diffusé le 29 mai 2023 sur les ondes de Mélodie FM et intitulé « La cabale autour de Prosper Avril », a le grand mérite de mentionner à grands traits la carrière militaire de Prosper Avril au service des Duvalier père et fils, et il évoque tout aussi brièvement sa carrière politique. L’éditorialiste ne passe pas sous silence la réalité que Prosper Avril, zélé tonton macoute, médiocre chef d’État et « stratège » au Palais national de la sanglante répression exercée par la dictature duvaliériste contre la population haïtienne, est un personnage fortement contesté par de nombreuses institutions de la société civile haïtienne. Mais curieusement et surtout quant au fond, Marcus Garcia élude complaisamment la signification réelle de la levée de boucliers de nombreuses personnalités de la société civile haïtienne contre l’intronisation du duvaliériste Prosper Avril par Livres en folie qui l’a béatifié du titre d’« invité d’honneur ». L’éditorialiste de Mélodie FM banalise le fait que « plus de 600 personnalités [ont signé une pétition] contre la participation du général Avril comme invité d’honneur à Livres en folie 2023 » (AlterPresse, 16 avril 2023). Lancée à Port-au-Prince le 12 avril 2023 par l’Atelier jeudi soir, cette pétition citoyenne intitulée « Non, pa Prosper Avril » a très rapidement dépassé le cap des 1 081 signataires parmi lesquels on compte des institutions littéraires, des intellectuels, des universitaires et des personnalités du secteur de la culture : Legs Éditions, Freda Éditions, Éditions Goutte-lettres, le Collectif des auteurs.es dramatiques, Franketienne, Syto Cavé, Jean Casimir, Pierre Buteau, Lyonel Trouillot, Nadève Ménard, Magalie Comeau Denis, Jocelyne Trouillot, Négresse Colas, etc. Par le truchement d’une myope boule de cristal, l’éditorial de Marcus Garcia renvoie dos à dos les signataires de cette pétition citoyenne et la direction de Livres en folie : les signataires de la pétition auraient institué, selon l’éditorialiste de Mélodie FM, un arbitraire « oukase » [sic] de type soviétique ou une mystérieuse fatwa [sic] punitive contre Prosper Avril « victime » d’une intolérable cabale. Il y a lieu de se demander si la posture éditoriale de Marcus Garcia ne se serait pas éventuellement muée en imposture, le temps d’effectuer un sombre et aventureux « blanchiment de l’impunité » et/ou un « blanchiment des idées » de Prosper Avril… Car en l’espèce et contrairement à ce qu’expose Marcus Garcia, il n’y a eu aucune cabale, aucune « Entente secrète de plusieurs personnes » dirigée contre Prosper Avril ou contre Livres en folie. Ce que Marcus Garcia tente en vain de gommer en le banalisant, c’est le droit des citoyens solidaires de la pétition aux 1 081 signatures de contester le choix de Prosper Avril comme « invité du déshonneur » de l’édition 2023 de Livres en folie.

Pour sa part, Le Nouvelliste a riposté à la pétition « Non, pa Prosper Avril » en publiant, le 29 mai 2023, une sorte d’argumentaire acrobatique et bateleur, artificieux et profondément cosmétique ayant pour titre « L’œuvre de Prosper Avril et Livres en folie ». L’article non signé du Nouvelliste consigne sa position éditoriale et politique en ces termes : « Prosper Avril a été lieutenant-général des Forces Armées d’Haïti, président de fait de la République (17 septembre 1988 – 10 mars 1990) mais c’est surtout l’auteur qui signe ses ouvrages à Livres en folie depuis 1997, comme des centaines d’autres auteurs ont pu le faire depuis 1995, que Livres en folie met en avant ».  En clair, c’est « surtout l’auteur », qu’il s’agit de dissocier comme par magie du militaire-duvaliériste-tonton-macoute zélé serviteur de la dictature duvaliériste, qui est l’invité d’honneur et qui signera ses livres… L’argumentaire acrobatique du Nouvelliste est habile, spécieux et frauduleux à dessein lorsqu’il pose que « Livres en folie ne juge pas le bilan politique d’Avril ni ne l’efface. D’autres lieux s’en chargent. (…) Livres en folie, depuis sa genèse, n’a jamais censuré un auteur ». Livre en folie n’honorerait donc « que » l’écrivain et nullement le militaire tonton macoute-duvaliériste qui s’est mué en « homme politique » ? Le Nouvelliste, qui n’est pas à une contradiction près, se dédit et se contredit dans le même article lorsqu’il inflige à ses lecteurs que « L’invitation faite à Prosper Avril se base sur la résonnance entre l’œuvre de l’auteur et la période actuelle marquée par l’insécurité et la violence ». L’auteur Prosper Avril qui présentera à Livres en folie des livres d’analyse politique, sans être un « invité politique », est ainsi exempté de tout passé politique fortement lié à la dictature des Duvalier et au torpillage de l’État de droit durant la transition du pays vers la démocratie selon les prescrits de la Constitution de 1987. Ainsi paré de l’onction œcuménique du Nouvelliste et à l’aune de la vertu anesthésiée d’un grand « analyste politique » sinon d’un « historien » autoproclamé, Prosper Avril pourra donc présenter à l’édition 2023 de Livres en folie –sans contre-discours, sans le recours à des publications contredisant « sa » vérité et « sa » version des faits historiques–, les livres qu’il a écrits ces dernières années. Ce sont : « Vérités et révélations I – Le Silence rompu », publié à compte d’auteur, Port-au-Prince, 1993 ; « Vérités et révélations II – Plaidoyer pour l’Histoire », publié à compte d’auteur, Port-au-Prince, 1994 ; « Le livre noir de l’insécurité » (Le Natal, 2001) ; « L’armée d’Haïti : gloire, errements, disgrâce et perspectives d’avenir » (éditeur ?, 2003) ; « La justice face au pouvoir politique en Haïti (2001 – 2004) », publié à compte d’auteur, Port-au-Prince, 2005 » ; « 26 avril 1986 : tragédie devant le Fort-Dimanche » (L’Imprimeur S.A. », 2017) ; « L’aventure militaire des 13 guérilleros de Jeune Haïti (1964 – 2014) », publié à compte d’auteur, Port-au-Prince, 2015 ; « Le Gouvernement Avril – Bilan et révélations » (L’Imprimeur, S.A., 2019) ; « L’Histoire des transitions politiques en Haïti (1806-2020) » (éditeur ?, 2021).  

L’argumentaire acrobatique et bateleur, artificieux et essentiellement cosmétique du Nouvelliste dans l’article non signé du 29 mai 2023, « L’œuvre de Prosper Avril et Livres en folie », constitue en réalité une aventureuse manipulation des faits et des enjeux de l’attribution du statut d’invité d’honneur à une édition de Livres en folie. Il ne s’agit pas d’être naïf ni de professer un angélisme borgne : en raison de sa notoriété avérée, l’attribution du statut d’invité d’honneur par Livres en folie a une valeur et une fonction sociale, idéologique, politique et hautement symbolique. En tant qu’institution ayant ancré sa légitimité dans le champ littéraire haïtien, Livres en folie reconnaît la valeur d’une œuvre –qui est inséparable de son auteur–, et par l’attribution du statut d’invité d’honneur l’institution offre aux lecteurs et à l’ensemble de la société à la fois un modèle et un symbole en une double articulation, celle de la reconnaissance et celle de la consécration. Au niveau symbolique, ce qui est reconnu et consacré c’est un tout indissociable, l’auteur et son œuvre. (Sur la fonction et les enjeux du symbole, voir l’imposant dossier de Protée, revue internationale de théories et de pratiques sémiotiques, volume 36 no 1, printemps 2008 : « Le symbole / Réflexions théoriques et enjeux contemporains ».)

Sous-culture de l’impunité, révisionnisme historique et tentatives de réhabilitation de l’« héritage » duvaliériste

L’article du Nouvelliste daté du 29 mai 2023, « L’œuvre de Prosper Avril et Livres en folie », expose que « Livres en folie, depuis sa genèse, n’a jamais censuré un auteur ». Il n’est pas interdit de lui faire crédit d’une si noble politique éditoriale : n’a-t-il pas souscrit au droit de parole, garanti par la Constitution de 1987, en publiant à plusieurs occasions et sans contre-discours des articles de duvaliéristes-révisionnistes patentés ? En voici deux exemples, que chaque lecteur pourra librement consulter.

Premier exemple, attesté et daté. / Arthur V. Calixte, duvaliériste et tonton-macoute notoire, homme de main des Duvalier père et fils, a publié dans Le Nouvelliste du 8 février 2013, comme à la dérobée, anba pay, un article mystificateur et négationniste : « Jean-Claude Duvalier, la grande victime de l’histoire ». Fier ilote d’une sourde tentative de réhabilitation du nazillon haïtien, Arthur V. Calixte réécrit l’Histoire, s’inscrit dans le déni des faits connus et fabrique, pince-sans-rire, un Jean-Claude Duvalier « victime » et « dictateur progressiste ». En l’espèce il affabule et ment, prêche le faux et s’inscrit ainsi dans le droit fil de ce que les historiens annalistes les plus compétents appellent le révisionnisme historique. En clair, ce sectateur duvaliériste, qui ne fait aucun métier d’historien connu et reconnu, est avant tout, dans la lettre même de son article, un falsificateur, un faussaire de la mémoire collective des Haïtiens. Qu’à cela ne tienne : Le Nouvelliste a généreusement offert l’hospitalité de ses pages à Arthur V. Calixte, car, comme l’a alors plaidé le 23 avril 2013 son rédacteur en chef, « François Duvalier doit-il deux fois nous imposer le silence ? »

Deuxième exemple, attesté et daté. / La fin de semaine du 20 avril 2013 Le Nouvelliste a publié un texte laudateur, mystificateur et négationniste du descendant d’une lignée de dictateurs, un certain François-Nicolas Duvalier, petit-fils du tyran du même nom, le fondateur de la plus violente dynastie assassine et kleptocrate de l’histoire nationale. Sans mise en garde de la rédaction, sans distance critique de sa part et certainement sans décence aucune, Le Nouvelliste a ouvert avec largesse ses précieuses et si sélectives pages au dénommé François-Nicolas Duvalier en publiant, le 19 avril 2013, son hallucinant hommage ainsi titré : « In memoriam Dr François Duvalier, président à vie ». Dans son édition du 22 avril 2013, sous le titre « Haïti : un hommage rendu à « Papa Doc » par son petit-fils fait polémique », Radio France internationale note que « Cette tribune [parue dans Le Nouvelliste] choque les victimes de la dictature à l’heure où les survivants de la dictature témoignent actuellement devant les juges des tortures et exactions subies dans les prisons politiques du régime ». Radio France internationale rapporte que l’article apologétique écrit par Nicolas Duvalier et si complaisamment publié par Le Nouvelliste, « a révulsé Danièle Magloire, qui est à la tête du collectif de plaignants contre Jean-Claude Duvalier : « Voir que Nicolas Duvalier ose parler de François Duvalier comme un républicain, alors qu’on parle d’une dictature, c’est un révisionnisme qui est tout à fait inacceptable, une véritable insulte à la mémoire de toutes les victimes de la dictature des Duvalier, père et fils, une insulte aux survivants qui prennent leur courage à deux mains aujourd’hui pour poursuivre Jean-Claude Duvalier et consorts en justice. Et c’est difficile de comprendre comment un journal peut, en 2013, s’inscrire dans la lignée du révisionnisme. Même si l’article n’est pas produit par le journal mais le fait de l’endosser, de le publier, c’est accepter ça. C’est comme si en Europe quelqu’un publiait un article qui dit qu’il n’y a jamais eu de chambres à gaz, qu’il n’y a pas eu d’extermination des juifs. C’est inacceptable ». « Et sur le site web du Nouvelliste, les internautes sont aussi nombreux à partager leur incompréhension devant ce texte qui pour beaucoup fait honte au journal ».

Il faut par ailleurs rappeler qu’Amnesty international, dans son communiqué de presse du 6 juin 2001 intitulé « Haïti. Un nouveau pas vers la fin de l’impunité », a exposé que « La gravité des violations des droits fondamentaux commises lorsque le général Avril était au pouvoir, de son coup d’État de 1988 à son départ en mars 1990, ne peut être ignorée » [tout] en soulignant la nécessité de traduire en justice les responsables présumés de ces agissements ». En toute rigueur, Amnesty international a rappelé dans ce communiqué ce que la mémoire sourde et aveugle de l’impunité sélective feint d’oublier à l’aune du « kase fèy kouvri sa » : « Le général Avril dirigeait le service de sécurité du chef de l’État sous la présidence de Jean-Claude Duvalier, jusqu’à ce que celui-ci soit contraint d’abandonner le pouvoir en février 1986. Sous le régime du général Avril, les allégations faisant état d’actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements infligés à des prisonniers politiques et de droit commun étaient monnaie courante ». L’on a noté que ces faits historiques attestés et fort bien documentés sont aventureusement passés sous silence par Prosper Avril dans une « Note » fallacieuse et frauduleuse qu’il a publiée le 24 mai 2023 dans l’hebdomadaire Haïti Observateur… Pratiquant lui aussi l’amnésie sélective et le culte de l’impunité dont il bénéficie, il écrit ceci : « Tous ceux qui me connaissent savent combien je me suis dépensé pour l’avancement et la promotion de l’art et de la culture dans mon pays. Aussi ai-je décidé de rejeter et de fait rejette cette pétition [aux 1 081 signatures] parce qu’inacceptable, erronée, mal intentionnée, nuisible sinon dangereuse, et survenue à un moment où Haïti traverse la crise la plus grave de son existence et requiert l’union de toutes ses filles et de tous ses fils pour en sortir ».

Le sujet de la participation de Prosper Avril, à titre d’invité d’honneur à l’édition 2023 de Livres en folie, renvoie à une problématique de fond totalement évacuée par l’éditorial myope de Mélodie FM et par l’argumentaire acrobatique et artificieux du Nouvelliste. Cette problématique est formulée dans les termes suivants :

Au nom de la liberté d’expression, du droit à la pluralité des voix dans l’espace public, les médias haïtiens peuvent-ils se permettre, aujourd’hui, de publier un manifeste vantant la pédocriminalité, ou un texte antisémite, ou une apologie du racisme, ou un factum à la gloire du nazisme, ou une ode à la béatification de Mussolini, de Pinochet et de Trullijo ? À bien comprendre ce que nous enseigne Albert Camus, –« tout est permis ne veut pas dire que rien ne soit défendu », y a-t-il un code éthique et déontologique appelé à encadrer la liberté d’expression dans les médias haïtiens ? Dans mes domaines de recherche et d’écriture –la linguistique, la lexicographie créole et la littérature–, ai-je le droit de diffuser, par exemple dans Le Nouvelliste, des extraits du grand écrivain français Louis-Ferdinand Céline tirées de ses œuvres violemment antisémites et ayant pour titre  « Bagatelles pour un massacre » et « L’École des cadavres » sans déshonorer mes amis Juifs et la mémoire des millions de Juifs massacrés par le système nazi d’Hitler durant la seconde Guerre mondiale? Autrement dit, la presse haïtienne peut-elle aujourd’hui participer au « blanchiment des idées duvaliéristes » ou à l’apologie banalisée de la dictature duvaliériste sans être publiquement interpellée et rigoureusement contredite ?

Et plusieurs questions simplement formulées renvoient au fond de cette problématique :

  1. Au regard de l’histoire du duvaliérisme, quels sont les critères et quelles sont les limites du droit de parole dans les médias haïtiens ?
  2. Qu’est-ce qui balise un reportage, une enquête fouillée, un texte d’opinion, une apologie d’un régime dictatorial, un texte promotionnel ?
  3. Un organe de presse peut-il, face à l’Histoire, donner librement et généreusement la parole –sans mise en garde critique, sans distance, sans droit de réplique–, aux négationnistes, aux falsificateurs, comme par ailleurs aux porte-voix actuels des Ti Bobo, Mme Max Adolphe, Luc Désir, Bòs Pent, Gracia Jacques, Claude Raymond, etc., désireux de célébrer avec fanfare les voluptés du régime carcéral de Fort-Dimanche ou celles des prisons privées des barons duvaliéristes ?
  4. Aujourd’hui en Haïti est-il éthique de chanter les louanges du système totalitaire des Duvalier père et fils, sous couvert d’amnésie programmée, de compromissions non dites et d’acceptation résignée de la sous-culture de l’impunité ?

À l’aune d’une libre réflexion citoyenne, le sujet de la participation de Prosper Avril à titre d’invité d’honneur à l’édition 2023 de Livres en folie pose la brûlante question du « naufrage de la pensée critique et citoyenne » aujourd’hui en Haïti et celle de la légitimation du déni de citoyenneté hérité de la dictature duvaliériste. Cette brûlante question est incontournable et elle s’expose dans le contexte du démembrement des institutions de l’État par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste au pouvoir depuis onze ans, dans un environnement où se cultive le culte de l’impunité et du « kase fèy kouvri sa ». L’idée de la réhabilitation du duvaliérisme sous des habits trompeurs est aussi présente dans la sous-culture de l’impunité et c’est également sur ce registre qu’il faut situer et comprendre la puissante symbolique du statut d’invité d’honneur à Livres en folie. En définitive, qu’il s’agisse de Livres en folie, du Nouvelliste, de Mélodie FM ou de toute autre instance discursive où se joue et se déjoue le droit à la liberté d’expression, le culte de l’impunité et le déni des faits historiques avérés ne sont ni une option crédible ni un modèle citoyen à offrir au pays. L’exigeante et longue route de l’établissement d’un État de droit en Haïti est un enjeu majeur et l’on aurait tort, à Livres en folie et ailleurs, de le dénaturer et de le détourner dans la complaisante surdité et l’assourdissant mutisme du « kase fèy kouvri sa ».

Montréal, le 1er juin 2023