Quand la réussite devient exclusion et fracture le lien humain
— Par Pierre Pastel, Sociologue —
Préambule
Dans un monde où la réussite est glorifiée, une posture insidieuse se répand : celle du mépris social déguisé en distinction. Certains, une fois « arrivés », ne regardent plus les autres, ils les surplombent. Ce glissement, souvent invisible, engendre des fractures humaines profondes. Et si cette posture n’était pas simplement une dérive morale, mais une véritable maladie sociale ? Une pathologie relationnelle qui gangrène la paix collective, et que l’on pourrait nommer : l’“isme” de l’arrivé.
Introduction
La réussite individuelle est aujourd’hui célébrée comme un accomplissement personnel, une preuve de mérite et de valeur. Gravir les échelons, se distinguer, « réussir sa vie » sont autant d’injonctions qui façonnent les trajectoires et les imaginaires. Mais derrière cette quête de reconnaissance se cache parfois une posture plus sombre : celle du mépris social. Certains, une fois « arrivés », ne se contentent pas d’avoir réussi, ils se mettent à juger, à exclure, à hiérarchiser les autres. Ce phénomène mérite d’être nommé, analysé et déconstruit.
Une posture sociale toxique : définition et manifestations
Il s’agit d’un ensemble d’attitudes et de croyances fondées sur un sentiment de supériorité personnelle ou sociale, qui engendrent un mépris explicite ou implicite envers ceux jugés « moins » : moins cultivés, moins riches, moins valides, moins jeunes, moins utiles.
Ces comportements traduisent une volonté de distinction, de domination ou d’exclusion, et s’observent chez ceux qui estiment avoir « réussi » ou atteint une position enviable dans la hiérarchie sociale, culturelle ou économique.
Cette posture se manifeste à travers des attitudes bien connues :
Élitisme : croire que seuls les « meilleurs » méritent d’être entendus.
Classisme : juger les pauvres comme responsables de leur sort.
Snobisme : mépriser ce qui est populaire ou accessible.
Arrivisme : écraser pour monter, puis ignorer ceux restés en bas.
Égoïsme et opportunisme : instrumentaliser les autres pour sa propre ascension.
Une “maladie” relationnelle : métaphore critique
Sans pathologiser au sens médical, cette posture peut être envisagée comme une maladie sociale — une métaphore critique pour désigner une dérive relationnelle et culturelle. Elle affecte la qualité des liens humains, empoisonne les interactions, et installe des rapports de force là où il devrait y avoir coopération.
Cette lecture fait écho aux travaux de Pierre Bourdieu (La Distinction, 1979) sur les mécanismes de différenciation sociale, de Erving Goffman (Stigmate, 1963) sur les dynamiques d’exclusion interpersonnelle, et de Henri Tajfel (Human Groups and Social Categories, 1981) sur les processus de catégorisation et de discrimination sociale.
Elle fait également écho aux analyses de Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs, 1952) sur le regard racialisé et l’aliénation identitaire, à Achille Mbembe (Critique de la raison nègre, 2013) sur la condition noire et la nécropolitique, et à Stuart Hall (Identités et cultures 2, 2019) sur la race comme construction discursive et surface de stigmatisation.
Du mépris à la discrimination : les dérives
Cette posture n’est pas neutre. Elle peut glisser vers des formes de discrimination active et de malveillance sociale :
Racisme : Lorsque la réussite est associée à une origine ethnique ou culturelle, ceux qui n’en font pas partie sont jugés illégitimes.
Validisme, âgisme, sexisme : Le mépris s’étend à ceux qui ne correspondent pas aux normes dominantes.
Noirisme : Une posture implicite ou explicite où la couleur de peau devient un critère de supériorité. Se croyant supérieur par sa pigmentation, l’individu ou le groupe maintient, souvent par réflexes conditionnés, d’autres personnes en bas de l’échelle sociale. Cela se traduit par une invisibilisation médiatique et politique, une discrimination institutionnelle, et un racisme récurrent.
Juridisme discriminatoire : Une tendance préoccupante à judiciariser la pauvreté, la précarité et la marginalité. Les personnes noires, les chômeurs, les jeunes des quartiers populaires, les « sans-abri » ou les « sans-dents » sont plus fréquemment contrôlés, sanctionnés, incarcérés ou assignés à résidence sociale. Ce phénomène, documenté par des travaux en sociologie du droit et en criminologie critique, confirme une logique de maintien des dominés dans le “monde d’en bas” par le biais de la loi.
Cette tendance est particulièrement flagrante dans les pays anciennement colonisés ou encore dominés économiquement, où elle se pratique en toute impunité, souvent comme un réflexe institutionnel “normalisé”. Toute tentative de dénonciation ou de mise en lumière de ces pratiques peut entraîner un renforcement du contrôle, qu’il soit visible (répression, surveillance) ou subtil (procédures sécuritaires, justification administrative).
À cela s’ajoute un mécanisme insidieux : la décrédibilisation ou la psychiatrisation des voix critiques. Les dénonciations sont parfois qualifiées de « dérapages inquiétants » ou de « discours préoccupants », réduites à des troubles individuels plutôt qu’à des alertes collectives. Ce glissement permet de disqualifier la parole contestataire, de l’isoler, voire de la médicaliser, pour mieux la neutraliser. Il s’agit là d’une forme de violence symbolique qui renforce le silence autour des injustices structurelles.
Clanisme : Une posture de loyauté aveugle envers les membres de son groupe, même lorsqu’ils commettent des actes répréhensibles. Le clanisme repose sur une solidarité inconditionnelle qui neutralise le discernement moral et empêche toute remise en question interne. Il favorise l’impunité, la dissimulation des fautes, et la protection mutuelle au détriment de la justice. Dans de nombreuses affaires contemporaines, politiques, communautaires ou professionnelles, on observe ce réflexe de défense inconditionnelle, où les dénonciations sont disqualifiées, les victimes marginalisées, et les fautes minimisées au nom de l’appartenance.
Discrimination systémique : Ces attitudes peuvent s’inscrire dans les lois, les pratiques professionnelles, les médias, et façonner des normes qui excluent durablement.
Conclusion : repenser la réussite
Le vrai succès ne devrait jamais se mesurer à la hauteur depuis laquelle on regarde les autres, mais à la capacité de rester humain dans l’ascension. Mépriser, c’est oublier que l’on a été aidé, porté, inspiré. C’est confondre la réussite avec la supériorité.
Déconstruire cette posture, c’est réhabiliter une vision inclusive et solidaire du progrès. Car si « arriver » signifie perdre l’empathie, alors c’est le sommet lui-même qu’il faut repenser, non comme un piédestal, mais comme un point de vue partagé.
Plus encore, il est urgent d’interroger les mécanismes institutionnels qui renforcent la domination, notamment par le biais du juridisme discriminatoire, de la violence symbolique, et du clanisme. Ce dernier verrou moral empêche toute remise en question interne, favorise l’impunité, et transforme la solidarité en complicité.
Repenser la réussite, c’est aussi refuser que la loi serve à punir les faibles plutôt qu’à les protéger, que la loyauté devienne aveuglement, et que le silence soit la réponse aux injustices.
C’est une exigence éthique, politique et humaine.
Bibliographie
Bourdieu, P. (1979). La Distinction : Critique sociale du jugement. Paris : Les Éditions de Minuit.
Fanon, F. (1952). Peau noire, masques blancs. Paris : Éditions du Seuil.
Fassin, D. (2016). La force de l’ordre : Une anthropologie de la police des quartiers. Paris : Seuil.
Foucault, M. (1975). Surveiller et punir : Naissance de la prison. Paris : Gallimard.
Goffman, E. (1963). Stigmate : Les usages sociaux des handicaps. Paris : Les Éditions de Minuit.
Mbembe, A. (2013). Critique de la raison nègre. Paris : La Découverte.
Hall, S. (2019). Identités et cultures 2 : Politiques des différences. Paris : Éditions Amsterdam.
Tajfel, H. (1981). Human Groups and Social Categories: Studies in Social Psychology. Cambridge : Cambridge University Press.
Wacquant, L. (2004). Punir les pauvres : Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale. Paris : Agone.