Chapitre XIII
LA VILLE HÉRÉTIQUE
« Tant que l’État existe, pas de liberté; quand régnera la liberté, il n’y aura plus d’État. Le peuple n’a pas besoin de liberté, car la liberté est une des formes de la dictature bourgeoise. »
(Lénine)
Le mois de septembre n’épargnait pas la ville de son humeur habituellement revêche, grincheuse, acariâtre et ombrageuse. Il porte le fardeau d’une saison de tristesse, de désillusion et d’horreur dans un pays qui, portant, est construit avec le matériau de la bravoure, de l’héroïsme, du sang et de l’honneur. Il pleuvait presque tous les jours. Les nuages se liquéfiaient sous la chaleur et ils se déversaient avec rage sur le paysage ordinairement sec et poussiéreux. Des bourrasques de vent accompagnaient les averses. Les éclairs et les coups de tonnerre écorchaient les flancs du firmament torturé. Mer Frappée était devenue totalement impraticable pour les riverains et les visiteurs coutumiers. Les mottes de terre élevées autour des bassins de sel s’étaient transformées en une pâte de boue gluante. Le soleil refusait de répondre à « l’appel au secours » de la population qui craignait un débordement des rivières rassasiées. Les Gonaïviens vivaient toujours dans la crainte de voir un jour leur ville disparaître sous les vagues de l’océan Atlantique et sous les eaux en furie de la Rivière La Quinte, tellement les problèmes des inondations étaient récurrents. Pour casser la monotonie ennuyeuse, les deux salles de cinéma qui fonctionnaient dans la ville offraient une alternative louable, profitable aux enfants, aux jeunes et aux adultes. Elles se situaient à environ trois cents pas l’une de l’autre. Et pendant les fins de semaine, qui paraissaient trop courtes pour les écoliers, les employés et les fonctionnaires, ces endroits étaient toujours remplis à ras bord. Il y avait entre Roxy et DLF une « concurrence loyale », dirais-je, qui moussait la culture cinématographique au sein de la cité. En ces temps-là, ces lieux de projection, très fréquentés par les gens qui, dans l’ensemble, appartenaient à tous les milieux sociaux, affichaient des films magistraux qui faisaient les délices et le bonheur mémorable des cinéphiles, malgré le « temps des vampires ». Au programme, il y avait les réalisations impressionnantes, prodigieuses, des meilleurs cinéastes d’Hollywood et d’Europe : Le train sifflera trois fois (Fred Zinnemann), Les commancheros (Michaël Curtiz), Spartacus (Stanley Kubrick), Les Canons de Navarone (J. Lee Tompson), Les Vikings (Richard Fleischer), Et pour quelques dollars de plus (Sergio Leone) La Mégère apprivoisée (Franco Zeffirelli), Le temps du massacre (Lucio Fulci), Le masque de fer (Henri Decoin)… Les Frères de l’instruction chrétienne, occasionnellement, nous y emmenaient en groupe. Mais c’était pour visionner plutôt des films religieux : L’histoire de Ruth (Herary Koster), Samson et Dalida (Cecil B. DeMille), Les dix commandements (Cecil B. DeMille), Ben Hur (William Wyler)… Et quand ils ne nous y accompagnaient pas, un vendredi sur deux, ils invitaient un projectionniste et photographe, qui avait des enfants à l’école, à venir présenter des films dans l’enceinte de l’établissement. C’est là que j’ai découvert l’inoubliable et l’inégalable Charlie Chaplin (Charlot) qui nous faisait rire aux larmes. Alors que nous devrions pleurer! En grandissant, j’ai compris que Charlie Chaplin n’était pas un cinéaste ordinaire. Il dénonçait ingénieusement – à sa façon – la pousse abondante de l’injustice sociale et économique dans ce pays arrogant, prétentieux, condescendant qui s’appelle les États-Unis, et qui joue le rôle scandalisant d’un « justicier controversé » sur la planète. Dans « La ruée vers l’or », nous regardions le petit homme moustachu (Charlot) faire bouillir sa chaussure dans un chaudron pour la manger. À cette époque, l’inspiration ingénieuse nous amusait. La scène paraissait cocasse. Nous ne pouvions pas décoder le symbolisme interpellateur, appréhender l’implicité de l’analogie que charriaient ces images affligeantes qui condamnaient la pauvreté installée ironiquement dans le cœur de l’opulence. L’aspect hyperbolique de la séquence échappait à notre intelligence encore verte. J’ai vu aussi « Le fils de personne » sorti en 1951, avant même que je sois né. Cette œuvre grandiose qui porte la signature de Raffaello Matarezzo m’a profondément séduit. Mon père m’en avait parlé bien avant. Chaque élève payait cinquante centimes à l’entrée. J’y allais toujours avec mon frère Diderot. À la fin de chaque bobine, la lumière revenait dans la salle. Un seul projecteur sonore 16mm Bell and Howell était utilisé au cours des séances. L’opérateur projectionniste le rechargeait et le redémarrait. La manœuvre se répétait jusqu’à ce que l’opération de projection se terminât dans l’applaudissement des écoliers admiratifs.
C’est Émilio qui a développé mon goût pour le 7ème art : le terme imposé au commencement du 20e siècle par le critique Ricciotore Canudo, pour signifier que le cinéma est un art majeur, un art à part entière. Avant même l’âge de trois ans, mon père m’avait initié à l’ambiance frissonnante de la salle obscure et au plaisir audiovisuel du grand écran.
Cet après-midi-là, il n’était pas loin de 16 heures 20. Il pleuvinait. Râ, le dieu du soleil, restait étendu dans sa couche paresseuse durant toute la journée et refusait de mettre son nez dehors. Les salles de projection cinématographique profitaient amplement des conditions météorologiques qui affligeaient et assombrissaient la nature. Les riverains se déplaçaient en plus grand nombre pour aller se divertir avec un bon film d’espionnage, à l’exemple de « Banco à Bangkok pour SOS 117 se déchaîne », avec Kerwin Matthews et Robert Hossein, ou d’un western à l’égal de « Mon nom est Pecos », interprété par Robert Woods, « Je te tuerai » de Sergio Bergonzelli, avec Mickey Hargitay… En compagnie de deux amis du quartier, je patientais dans la longue file des individus qui attendaient après le tickettier… Soudain, une voix s’élevait dans la mêlée: « Cher poète ! » Je me suis retourné et j’ai vu le visage de « mon ami philosophe » illuminé d’un large sourire. Sans aucun doute, il paraissait enchanté de me revoir… L’homme m’a présenté à la jeune fille qui l’accompagnait. Nous avons échangé furtivement quelques mots… Il franchissait l’entrée du cinéma avec la demoiselle. Et les deux ont fondu dans l’assistance. Ils venaient voir comme moi le film « Mathias Sandorf », censuré, interdit à l’écran sur le territoire haïtien par le dictateur François Duvalier. Le propriétaire de Roxy ciné, à ses risques et périls, avait décidé de passer outre à l’interdiction maladive! Le mot « révolution » n’a pas droit de cité au pays de François le Vampire… Cette œuvre audiovisuelle, brillante et majestueuse, tirée du roman de Jules Verne – lui-même inspiré du Comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas –, raconte l’histoire d’un révolutionnaire du nom de Mathias Sandorf qui a combattu contre la dictature austro-hongroise. À cette époque où toutes les libertés étaient compromises, bannies, prohibées sur le territoire de la République, où les citoyens rêvaient d’affrontements armés, de super héros libérateurs de la trempe de Zorro – le fameux personnage de la légende mexicaine – le film, bien accueilli dans les milieux de la presse internationale, attirait un large public composé d’adultes, de jeunes et d’adolescents. On pouvait facilement mesurer leur impatience, deviner leur engouement et comprendre leur curiosité d’assister à la grande première de « Mathias Sandorf », enlevé plusieurs fois à l’affiche. Plus tard, j’ai eu aussi le privilège de lire l’ouvrage, lequel pourtant traînait dans la bibliothèque de mon établissement scolaire.
Pendant la même semaine, la cité de l’indépendance devenait le théâtre d’un vol spectaculaire perpétré chez un commerçant de bijoux précieux. Le magasin était logé dans un immeuble vétuste de la rue Liberté. Les pertes se révélaient considérables. Des dizaines de bracelets, d’anneaux, de boucles d’oreilles en or, de montres, etc., avaient été dérobées. Pour commettre leur forfait, les cambrioleurs avaient fracassé les vitres des fenêtres arrière et scié les barreaux de fer qui servaient de protection supplémentaire. Les gendarmes chargés d’identifier et d’arrêter les coupables avaient suivi des pistes qui les conduisaient sur les traces de plusieurs jeunes gens originaires de familles notables. Finalement, le soi-disant cerveau véritable du vol a été démasqué et épinglé. Un homme bien connu et fort apprécié des Gonaïviens. Ce disciple de Don Juan ou de Raspoutine, faiseur de cocus dans la ville, était dépersonnalisé, humilié par les militaires qui l’ont forcé à longer la grand-rue pieds et torse nus, pour effectuer le trajet aller-retour, d’abord de la caserne Toussaint-Louverture au magasin de Léo Duquet où le vol a été perpétré, et ensuite l’inverse. L’haltérophile, répondant au sobriquet de Gros Merlin, avait le physique d’un gladiateur romain, le visage de Gordon Scott, la force d’Alan Steel ou de Steve Reeves dans le rôle d’Hercule ou de Maciste. Il marchait péniblement. Le corps ensanglanté, donc visiblement battu, maltraité. Gros Merlin se déplaçait la tête baissée, en franchissant un couloir humain de curieux composés d’individus d’âges et de sexes différents. Des femmes et des jeunes filles profondément émues n’arrivaient pas à contenir leurs larmes devant la scène qui déchirait le cœur. Le prisonnier, solidement sanglé comme un animal sauvage, les deux bras attachés derrière le dos, était suivi de près par quelques gendarmes nerveux, lourdement armés. L’affaire Gros Merlin n’a pas été instruite au tribunal. L’accusé n’avait même pas droit à l’assistance d’un avocat qui aurait pu statuer sur la légalité de sa détention. Il n’y a eu, dans son cas, aucun verdict de condamnation ou d’acquittement. Par la suite, personne n’a entendu parler de Gros Merlin. Ce personnage bizarre – qui n’était pas originaire de la région, parce qu’on ne lui connaissait aucune parenté – ne faisait plus vrombir la vieille motocyclette noire dans les rues de la ville. Le bruit courait en sourdine qu’il serait exécuté sans procès, à la demande des parents dont les enfants auraient été mouillés éventuellement dans le crime. Il fallait, disait-on, préserver, protéger la réputation des familles concernées. Un sergent de l’armée qui avait pris part aux événements et qui habitait au bas de la rue Christophe, à côté de l’église de Dieu dirigée par le Révérend Pradel Méralès, aurait confié à Claudel, l’épicier de la rue Lozama, que Gros Merlin avait été exécuté effectivement quelques jours après son arrestation. Claudel l’avait lui même rapporté secrètement à mes parents. Émilio soupirait et laissait échapper ces paroles :
« – C’est insensé ! Ils l’ont tué sans l’avoir jugé. Pas même un simulacre de procès ! Dans quel pays vit-on? Il a volé, mais il n’a assassiné personne. On ne savait même pas si c’était lui, puisqu’il n’a pas été déclaré coupable par un juge compétent. C’est la vie d’un innocent que l’on a enlevée…»
Et puis, Gros Merlin avait définitivement disparu de la mémoire de la population. Les gens racontaient qu’il était arrivé au wharf à bord d’un navire battant pavillon bahamien. Depuis ce dimanche-là, il n’était jamais reparti. C’était tout ce qu’on savait du mystérieux individu. Il fallait dire également que certaines langues avaient commencé à parler de possibilité de délinquance, d’emprisonnement à Nassau et finalement de déportation en Haïti pour situation irrégulière.
Un matin, Gonaïves s’est ensauvagée dans une affaire de blasphème et de profanation des édifices de l’église catholique. Un peu avant midi, une populace folle, affamée et incontrôlable, constituée de souffreteux furieux et menaçants, venant de Raboteau, de Christ Blanc, de La Saline, de Polcosse, de Trou Cochon, de Sans Raison, d’Asifa…, a envahi l’évêché situé à l’entrée de la route des Dattes aux cris de: « À bas Monseigneur Robert ! » En l’espace de quelques heures, la foule saccageait tout. Elle avait pillé un immense dépôt de nourriture, emporté des sculptures, des peintures, des vêtements, des boîtes d’hosties, des bicyclettes, accaparé des motocyclettes et même des véhicules tout terrain… L’Évêque et les curés ont eu le temps de se mettre sous la protection des gendarmes, car les pillards manifestaient l’intention de les lyncher. La ville est restée longtemps sans Évêque, sans prêtre, sans prière… Durant plusieurs mois, les portes de la cathédrale Saint Charles Borromée ne s’ouvraient plus aux croyants. Le nommé Necker, une espèce de « bossu de Rome », ne faisait plus carillonner les trois cloches aux heures de l’Angélus du matin, du midi et du soir. Plus de messe dominicale. Plus de vigile pascale. Gonaïves était donc devenue orpheline de Dieu le Père… Suite à cet incident diplomatique majeur, le Vatican décidait de sévir fermement contre les riverains. D’abandonner les fidèles à la merci du démon.… Monseigneur Robert a maudit la cité avant de fuir avec sa petite flotte de prélats profondément choqués et visiblement effrayés. Il y avait parmi eux des pédophiles, des fornicateurs ou des défroqués maladifs qui corrompaient des jeunes filles et des jeunes garçons, et dont les noms circulaient sournoisement et disgracieusement dans plusieurs foyers. La piété des citadins était éprouvée. Secouée. La population gonaïvienne partage sa foi religieuse entre le catholicisme, le protestantisme et le vaudouisme : les trois principales sources d’aliénation sociale et politique. Mais cette fois-là, les sermons de la montagne n’ont eu aucun pouvoir d’apaisement, de zombification sur le déchainement de la foule et la fureur destructrice de la collectivité.
Chaque dimanche matin, les religieuses et les religieux des deux écoles congréganistes de la place organisaient conjointement des séances de prière pour leurs élèves. L’école nous avait emmenés un samedi assister à une messe à la cathédrale de Verrettes, la ville natale de Dumarsais Estimé, le président destitué par le général Paul Eugène Magloire. Il faut dire franchement que les élèves, contraints de se lever à l’aube pour aller se regrouper dans l’air frais devant la grande barrière en bois de l’établissement, alors que les « chers frères » roulaient encore dans leur lit, se réchauffaient sous leur couverture, ne se plaignaient pas trop de la situation.
Robert Lodimus
L’inconnu de Mer Frappée
(Quatorzième extrait, chapitre treize, Le Maître et le Disciple)

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