L’inconnu de Mer frappée : chapitre : IX

— Par Robert Lodimus —

Chapitre IX

L’ACCIDENT

« S’il ne te faut, ma sœur chérie,
Qu’un baiser d’une lèvre amie
Et qu’une larme de mes yeux,
Je te les donnerai sans peine ;
De nos amours qu’il te souvienne,
Si tu remontes dans les cieux.
Je ne chante ni l’espérance,
Ni la gloire, ni le bonheur,
Hélas ! pas même la souffrance.
La bouche garde le silence
Pour écouter parler le cœur. »

(Alfred de Musset, La nuit de mai)

Ce vendredi matin, Gonaïves s’est réveillée avec la fièvre de la danse. Depuis 1 mois environ, des affiches publicitaires placardées aux endroits les plus passants annonçaient l’arrivée d’un orchestre de la capitale, le Jazz des Jeunes, un excellent groupe musical fondé en 1942 par trois adolescents du pays. Il s’agit des frères Ferdinand et René Dor, et Pierre Richer. Initialement nommé « Trio des Jeunes », le groupe est devenu par la suite la célèbre industrie de production de chansons populaires que l’on a connue durant les grands jours de gloire de la culture nationale. Le moment de l’alacrité avait enfin franchi le seuil auroral. Ces rares instants d’enjouement offraient aux couples fatigués, courbés sous le poids de l’existence angoissante et les incertitudes du temps vieillissant, une opportunité ragoûtante de se rapprocher, une occasion voluptueuse de se revitaliser, une chance attractive de se revigorer, un privilège exceptionnel de se vivifier…, sans trop se soucier des lendemains envahissants, qui dépérissent de plus en plus, au gré de la mauvaise saison. Le bal animé par un Jazz venu de Port-au-Prince, du Cap-Haïtien, des Cayes, qui conservait une portée événementielle, constituait, pour les individus qui y prenaient toujours part, un refuge imperméable contre l’ennui étourdissant et un havre transitoire de sécurité hallucinante. Les hommes et les femmes se décrassaient comme la Cour d’Angleterre l’avait fait pour les six mariages d’Henri VIII, le monarque cruel qui décapita Thomas More le 6 juillet 1535, pour sa loyauté envers le Vatican et son refus de reconnaître l’Acte de suprématie de l’Église d’Angleterre sur l’Église catholique. Les éventuels participants à la soirée de musique d’ambiance voulaient tous porter des vêtements neufs, attirants, éclatants et modernes. Les artisans et les apprentis de la couture – l’invention qui date de l’Ère paléolithique, à la fin du solutréen – ne chômaient pas. Les machines à coudre des trois frères Talus, originaires d’une section rurale de Gros-Morne, tournaient sans arrêt, le jour et la nuit. Ils étaient aussi musiciens instrumentistes. Clotaire, l’aîné, jouait de la guitare. Il faisait partie de l’un des orchestres de musique de danse de la cité, Simbie des Gonaïves, qui entretenait une polémique de bon aloi avec le groupe Volcan. Les modestes salons de coiffure, qui se trouvaient dans un état d’inactivité prolongée, entraient en ébullition comme la Montagne Pelée. Les « chevaliers » voulaient se faire beaux pour aller s’amuser dans les bras de leur « Dulcinea del Toboso », le personnage fictif, atypique de Miguel de Cervantès. Alors que les « Cendrillons » se préparaient, avec délicatesse, avec minutie, pour se porter à la rencontre des « Prince Henri », les Adonis de leur coeur.

Des familles affichaient sagement une certaine indifférence par rapport à ces manifestations mondaines. Elles se contentaient d’observer. De Méditer. Sans s’exprimer ouvertement. C’était le cas d‘Émilio et d’Éliane. Mes parents pensaient que le « temps » qui étouffait la liberté des citoyens ne se prêtait pas à des activités jouissives. Mon père rappelait la fable « La cigale et la fourmi » de Jean de la Fontaine pour justifier ses points de vue. Cependant, il avait reconnu aussi que c’était un droit inviolable dont disposait chaque individu de faire ce qui lui plaisait, en autant qu’il ne dérangeât pas le fonctionnement de la société, et qu’il respectât surtout les opinions qui étaient contraires aux siennes. Ma mère renchérissait : « Comme dit le livre d’Ecclésiaste dans le chapitre 3 : Il y a un temps pour tout et un moment pour toute chose sous le soleil… »

Les événements néfastes qui allaient se pointer dans la nuit de ce vendredi donnaient raison à ceux-là qui avaient déprécié, minoré le spectacle de divertissement. Un drame regrettable est venu effectivement assombrir le night club où se déroulait l’ambiance grouillante, et endeuiller spectaculairement l’atmosphère de détente électrisante. Nous avons appris qu’un nommé Gros Féfé, un macoute monstrueux qui faisait pleuvoir du sang et des larmes sur les quartiers populaires et populeux de Poste-Marchand et de Bel Air à Port-au-Prince, non loin de la Place du Champ-de-Mars, avait accompagné le Jazz des Jeunes pour cette soirée de compas direct organisée dans la ville des Gonaïves. Le boucher de Papa Doc, bourré comme Bacchus, était devenu insupportable. Le bandit de grands chemins ne contrôlait plus ses pulsions de violences criminelles. Ses deux acolytes, qui avaient fait le déplacement avec lui, désespéraient de l’apprivoiser. Le malandrin de l’Ouest gueulait des obscénités salissantes qui crevaient les tympans de la nuit fraîche et chaste. Finalement, de plus en plus enfoncé dans les dédales de sa soûlardise, le bandit est allé provoquer trois demoiselles qui occupaient la table la plus proche avec leurs accompagnateurs de bal : « Venez danser avec moi poupées. Ensuite, vous irez me calmer à l’hôtel. »

Le jeune homme grand et fort, celui qu’on surnommait Bernardo, ajustait ses lunettes correctrices, se redressait sur sa chaise et demandait tranquillement à Gros Féfé, sans une once d’impudence dans la voix, sans une marque d’incongruité dans son attitude mesurée, de retourner dans son coin, auprès de ses amis, qui lui faisaient signe d’abandonner.

Vous êtes ivre, monsieur, regagnez votre table. Vos camarades vous réclament. Vous êtes en train d’insulter les filles. Vous devriez leur présenter vos excuses…

Le macoute n’a pas obtempéré.

Vous ignorez à qui vous parlez. Je n’ai peur de rien ni de personne, sauf du président François Duvalier, le « Chef suprême » de tous les Haïtiens. Cette nuit, je vous le dis, je vais boire du sang humain comme un zombi du grand cimetière…

Gros Féfé reculait de quelques pas. Ses yeux rougis par le Scotch de l’Écosse s’échappaient de leurs orbites. Ses lèvres épaisses tremblaient comme celles d’un animal exposé au froid intense du grand Nord canadien. Le vaurien a sorti précipitamment son revolver de calibre 45 et il a fait feu dans la foule, sans la moindre hésitation, en direction de Bernardo qui, lui-même, ne portait pas d’arme. Le galapiat a raté sa cible. Et, malheureusement, c’est un pacifiste et paisible horloger de la rue Vernet, prénommé Emmanuel dit Boss Manno, marié et père de famille, présent sur les lieux de l’altercation, qui a reçu mortellement le projectile égaré en plein cœur. Le meurtrier psychopathe et les deux sous-hommes qui l’accompagnaient, profitant d’un court moment de confusion et de panique, ont enjambé les murailles du littoral qui donnaient sur les brise-lames, pour s’enfoncer ensuite, à pied, dans le cœur de la nuit terrifiée. La nouvelle funeste est tombée sur la cité comme une giboulée de mars, à l’approche de la saison printanière. Les notables de Raboteau mélangés à la canaille, le quartier de naissance et de résidence de Boss Manno, barricadaient les rues et bloquaient les sorties principales de la municipalité. Les gens – de toutes les strates sociales confondues – s’armaient de pierres, de bâtons, de haches, de couteaux, de machettes et ratissaient la municipalité comme les marins de Carénage grattent le fond de la mer avec leurs filets de pêche. Ils organisaient des battues à travers les campagnes environnantes : Mapou, Poteau, Bois-d’Orme, La Pierre, Shada, Déronville, Bigot, La Quinte, Descahos, Canal-Bois, Dubédou… Le suspens montait de minute en minute durant cette journée éplorée, marquée par des complaintes et des soupirs élégiaques de la nature révulsée. Les chevaux des rumeurs galopaient dans les esprits indignés… Tantôt les sacripants étaient pris. Tantôt ils cavalaient toujours dans les prairies de Phobos et de Deimos, les divinités de la terreur, de la discorde, de la peur et de la fuite. La moitié de la ville fouillait, grimpait dans les arbres, sillonnait les côtes en canots à rames à la recherche des présences humaines indésirables… La nouvelle allait tomber dans la nuit de samedi à dimanche comme le couperet de la guillotine sur la nuque de Louis XVI, le 21 janvier 1793. Ce jour-là, Charles-Henri Sanson, le bourreau chargé de l’exécution du roi déchu, entra à sa façon, bien sûr, dans l’histoire tumultueuse de la France coloniale.

Grandmont, une localité rurale qui fait partie de la ville des Gonaïves fondée le 4 juillet 1422 par les Amérindiens, était encore endormi dans son paysage d’ombres et de lumières, qui nous rappelait Michelangelo Merisi da Caravaggio dit le Caravage, le grand maître italien du clair-obscur. Trois hommes, apparemment des étrangers de la région, exploitant la générosité de la lune et des étoiles, s’échinaient sur les sentes étroites qui sectionnaient les champs de riz et de maïs et qui jouxtaient les cultures maraîchères. Ils étaient « à bout de souffle ». Pareils au Michel Poiccard de Jean-Luc Goddard errant dans les rues de Marseille après le meurtre du policier, les fugitifs aux abois tournoyaient comme des toupies japonaises, sans avoir réussi à atteindre la « route nationale numéro 1 » qui les aurait ramenés à la capitale, le royaume de la « papadocratie » étrangleuse. Le plus jeune des fuyards grognait de frousse et d’impatience :

Ce maudit passage, je ne vois rien d’autre, il va nous conduire tout droit en enfer!

Gros Féfé tentait de verser un peu d’eau froide sur les braises de l’épouvante, les flammes de rage et les feux d’impuissance.

Celui qui aura ma peau n’est pas encore sorti des entrailles de sa mère. Une fois arrivé à Port-au-Prince, avec l’autorisation du président François Duvalier, je reviendrai avec un régiment de macoutes intrépides, armés jusqu’aux dents, comme les nazis d’Adolf Hitler ou les « Chemises noires » de Mussolini, et j’effacerai cette satanée ville de la carte géographique de l’Artibonite. Gonaïves n’existera plus sur le territoire de la république d’Haïti. Ses habitants seront exterminés jusqu’au dernier nourrisson.

Fondor traversait les mailles de son silence nerveux, posait un œil inquisiteur sur son ami, et lui coupait les paroles délirantes de la bouche.

J’ai l’impression que nous sommes revenus sur nos pas… Cette affaire ne va bien se terminer. Je voudrais encore garder l’espoir de revoir Mathilda et mes cinq gosses. Cependant, au fond de moi, je ressens une drôle de sensation. Le soleil de demain pourra bien se lever sur des vagues de tristesse, des sentiments de déprime et également des manifestations de joie. C’est ce que je pense moi-même. Je pressens, en vérité, de grands malheurs…!

Gros Féfé s’en est rendu compte lui aussi, sans oser l’avouer à ses acolytes. Effectivement, le trio, enfiévré par la crainte, l’inquiétude et l’anxiété, n’avançait pas. Les trois aventuriers de l’Odyssée terrifiante tournaient depuis des heures dans ce trou labyrinthé. Le houngan Marvius – qui aurait pu être l’équivalent de la magicienne Circé dans l’épopée d’Homère – avec lequel ils ont troqué leurs vêtements de ville contre des fringues paysannes, leur a indiqué, vraisemblablement, le mauvais chemin. Le prêtre vaudou les a trompés délibérément, pensaient-ils en eux-mêmes. Marvius, le rusé cartomancien, savait-il qui ils étaient, ces étrangers bizarres, habillés en basse campagne comme les principaux conviés des « Noces de Figaro »? Une nuée de chauves-souris survolait bruyamment la vallée insomnisée. La racaille tendait les oreilles. Elle parvenait à capter les bruissements d’ailes, sans avoir pu les distinguer nettement, quoique les rayons du soleil reflétés par la lune aient écarté largement les rideaux de la nuit opaque. Une goutte de pluie roulait sur la joue droite de Fondor. « La pluie, sous la lune et les étoiles, augure toujours un mauvais présage », faisait-il remarquer.

Gros Féfé essayait une fois encore de contenir la frayeur de ses compagnons fatalistes et superstitieux. Fondor enseignait dans une école primaire de Fort national, et Sergelot était lui-même un étudiant de l’université d’État d’Haïti.

Messieurs, dès que nous aurons atteint la route nationale numéro 1 vers le Sud, nous trouverons facilement un chauffeur qui acceptera de nous conduire à la capitale. Demain soir à cette heure, nous nous reposerons déjà dans notre lit. Et cette sale histoire, comme toutes les autres, appartiendra au siècle de Marie Sainte Dédée Bazile dite Défilée la folle.

Personne n’avait vraiment envie de rire.

Gros Féfé levait les yeux, peut-être pour la dernière fois, vers le ciel de la nuit prémonitoire et fixait pendant un moment la pleine lune et les étoiles : les deux symboles puissants rattachés à l’époque Ottomane, et qui représentaient la lumière, la sagesse, le rayonnement, la confiance… Trois météores filaient dans la voûte céleste et s’évaporaient en l’espace de quelques secondes. Le phénomène des étoiles filantes, dans les croyances populaires des Caraïbes, est associé aussi à la mort. Les nuages voilaient subitement le firmament. Et le ciel pleurait dans le cœur de la terre, pour évoquer allusivement Paul Verlaine. Le paysage mi-enténébré ouvrait sa bouche et écartait ses narines pour happer l’odeur du pétrichor. Demain, le soleil du pays se lèvera encore sur des flaques de sang frais. Mais cette fois-ci, au moins, ce sang ne sera pas le nôtre.

Le commandant du groupe paramilitaire déployé dans la ville des Gonaïves depuis la création de la force de répression duvaliérienne appelée les « volontaires de la sécurité nationale » (VSN), accompagné d’une vingtaine de miliciens armés de pistolets et de fusils, surveillait patiemment les environs et attendait silencieusement les pleutres au bas de la colline. La présence du houngan Marvius et d’une quantité considérable de paysans de Grandmont, de Trois Ponts, de Desmurailles, de Pont Gaudin, de Bélance et d’autres localités environnantes renforçait leur nombre. Fondor a braillé le premier : 

« – Ils sont là, ils sont déjà là…! »

Le commandant Ramy, son revolver 38 à la main, ordonnait aux Port-au-Princiens de se rendre.

« – Levez les bras, n’essayez pas de sortir vos armes et, surtout, ne tentez pas de fuir. Ne faites aucun geste…

Ainsi prenait fin la cavale du meurtrier redoutable de Boss Manno, le tueur à gages, le sicaire au service du « gouvernement vampirique » de 1957.

L’étudiant, Sergelot, subissait une attaque de panique. Il était submergé par une terreur intense. Il n’arrêtait pas de crier qu’il ne voulait pas mourir. Le prêtre vaudou implorait pour lui la clémence des poursuivants furieux, pressés et résolus de se faire eux-mêmes justice. Marvius a suggéré de lui infliger un châtiment corporel et de le laisser retourner ensuite chez ses parents, à Port-au-Prince. Le chef Ramy ne s’y est pas opposé. « J’ai aussi des enfants de son âge », admettait-il. Le commandant s’est chargé lui-même d’exécuter la punition, et a remis en liberté le jeune homme qui ne tarissait pas de remerciements. Une dame lui a indiqué le layon qui conduisait vers la nationale, en direction de la capitale. « Tu trouveras certainement un camion qui acceptera de te prendre à son bord… Et surtout, arrêtez de fréquenter les criminels », insistait-elle.

À l’insu de la populace, trois paysans ont rejoint l’étudiant sur la laie forestière, non loin du théâtre de la scène enflammée, et l’ont froidement égorgé avec un couteau de champ. Ils ont enterré le cadavre de Sergelot sous un bayahonde, un arbre originaire d’Amérique, qui appartient à la famille des Mimosacées ou encore des Fabacées.

Ramenés à l’intérieur de la ville, Gros Féfé et Fondor ont été maltraités, humiliés et mutilés à coups de machette. Leur pénis, sectionné de leur corps ensanglanté, pendait à leurs lèvres comme les cigares des « barbudos ». Gros Féfé et Fondor sont inhumés en dehors de la cité. Les Gonaïviens ont refusé de les enterrer au cimetière de Descahos, pour des raisons de dévotion et de respect envers leurs morts. Conduits à l’église par le Frère Ludovic pour assister à la messe dominicale commençant à 6 heures – après les matines et les laudes – mes camarades et moi avons remarqué les traces de sang qui étampaient la chaussée asphaltée. Certains élèves ont détourné la tête.

Les événements horrifiants se sont déroulés devant le « musée du Centenaire » tombé en ruines. Cette œuvre symbolique et historique a été construite par l’architecte Georges Baussan, sous les recommandations du président Nord Alexis, et inaugurée en 1904 par une exposition de peinture qui a réuni les œuvres picturales d’artistes de renommée internationale, dont Lorvana Lagojanis et Guillaume Guillon Lethière, dans le but de commémorer les cent ans de la proclamation de l’indépendance et de la création de l’État haïtien. Une poignée d’adultes, des femmes et des hommes, probablement de Raboteau, s’attroupaient çà et là sur les lieux du lynchage et en parlaient à voix haute. D’ailleurs, les Gonaïviens passaient des semaines à ruminer cette affaire comme des chameaux qui voyageaient dans le désert. Les quartiers de La Saline, de Sans Raison, de Descahos… s’attendaient à une opération de vengeance de la part du tyran François Duvalier. Cependant, il ne se passait absolument rien de ce genre.

Les activités quotidiennes reprenaient petit à petit le dessus. La journée s’annonçait belle et chaude. Le soleil dorait les toits de tôle, les arbres, les rivières et la mer. La fillette qui marchait à côté de moi s’amusait à promener ses yeux sur le paysage verdoyant et envoûtant. Puis sa voix cassait le rythme du silence.

Quand nous deviendrons grands, tu feras des enfants avec moi ?

Je te le promets Michaëla… Je t’épouserai à la cathédrale … Et nous irons vivre seuls, sans nos parents, dans une grande maison. Il y aura un grand jardin… J`y planterai des fleurs rouges, blanches et roses. J’apprendrai à jouer de la guitare et je chanterai des chansons romantiques de Tino Rossi, de Gérard Dupervil, de Charles Aznavour, de Dalida… pour t’endormir tous les soirs.

J’aimerais plutôt que tu plantes des fleurs noires… Dis Marti, comment fait-on des enfants?

Je ne sais pas… Mais j’y apprendrai, tu sais !

Quand est-ce que nous serons grands tous les deux ? J’ai sept ans et tu en as huit…

Fais-moi confiance ! Dans très peu de temps…

Je voudrais toujours avoir sept ans…

J’ai attiré Michaëla contre moi et je l’ai embrassée sur les joues tendrement, comme j’avais l’habitude de voir au cinéma. Sa mère Augustine encourageait notre amitié.

Michaëla avait la peau noire et fine. Ses deux nattes pendaient derrière son cou bien taillé pour aller lui caresser les deux épaules. Elle avait les yeux grands et noirs. Les sourcils très épais. À sept ans, elle était devenue ma petite amie, ma conseillère et ma confidente. Je passais beaucoup de temps avec elle. Les adultes du quartier finissaient par s’habituer à nous voir ensemble, assis sur un petit banc de bois, à l’ombre des palmiers jumeaux. Chaque après-midi, après avoir appris mes leçons d’histoire d’Haïti, de géographie, de sciences naturelles, d’histoires saintes, d’instruction civique… et terminé mes devoirs, j’aidais Michaëla à faire les siens. Elle habitait dans une maison basse, pas trop loin de la nôtre. Sa mère travaillait dur pour la nourrir, l’habiller et payer son écolage. Claudine n’avait jamais voulu se remarier ou vivre en concubinage avec un autre homme. Elle l’avait fait pour sa fille unique, a-t-elle souvent répété, qui l’aurait mal supporté…

Samedi après-midi, Michaëla et moi, nous adorions nous promener dans les bois touffus à l’endroit nommé « Kay Solèy » (Maison du soleil), écoutant chanter les colibris, jacasser les pies et craqueter les cigales, observant les vols silencieux des papillons diurnes, avec leurs quatre ailes au vent, couvertes de fines écailles parées de couleurs étincelantes et dorées. Nous courions comme des chevaux emballés dans l’immense prairie verdoyante, sous les regards amusés des rares passants… Vaincu par la fatigue, je m’allongeais dans l’herbe tendre et Michaëla venait s’étendre sur mon corps frêle.

Ah ! tu me chatouilles les côtes… Je t’en prie, arrête…!

Nos rires aux éclats effrayaient les moutons qui broutaient paisiblement. Et les béliers se mettaient à bêler. Ma gorge se serrait d’un bonheur inquiet. J’étais heureux de voir Michaëla à mes côtés. Pensif aussi à l’idée de la voir un jour disparaître… Nous avons enlevé nos vêtements pour plonger dans l’eau tiède de la rivière. Michaëla est venue se blottir dans mon dos. Je me suis retourné pour la prendre dans mes bras. Nos regards se sont rencontrés.

Marti, as-tu déjà pensé à la mort ?

Oui, très souvent…

C’est dur de mourir ?

Ça dépend…

Les yeux de la petite fille sont épris d’une soudaine tristesse. Quand nous avons repris le chemin de nos demeures respectives, le soleil s’enfonçait déjà dans la mer immense.

* * *

J’étais incapable de pleurer aux funérailles de Michaëla. Le cortège funèbre coupait la grand-rue et les hommes se découvraient au passage du petit cercueil blanc. Marchant au milieu de la foule, de temps à autre, une vague de souffrance montait au creux de mon estomac vide. J’ai résisté à mon envie de crier et de larmoyer. Nous nous approchions de l’église St-Charles Borromée, derrière la Place d’Armes. La douleur engourdissait mes jambes. Le sacristain faisait balancer sans arrêt les trois majestueuses cloches fixées dans les corridors du presbytère. Mes pieds ont perdu l’équilibre et je me suis affalé sur l’asphalte dur.

La fillette est décédée subitement le soir du 24 décembre 1963, en allant assister à la messe de minuit avec sa tante Elvire. Sa mère avait attrapé une violente grippe qui la clouait au lit. Ti Louis avait perdu le contrôle du camion « Buscando la vida » qui fauchait grièvement Michaëla et Elvire, pendant qu’elles marchaient en longeant le bord de la rue Christophe, en face de l’usine à glace. Les deux malheureuses créatures ont rendu l’âme sur la route de l’hôpital. La vision du chauffeur était affaiblie par l’alcool. Les gendarmes ont gardé le délinquant pendant une semaine en prison ; puis, l’ont relâché. Le camion appartenait à un membre influent de la milice paramilitaire, farouche et ignoble, du « président à vie »!

Le 1er janvier, jour de l’indépendance, suivi de celui des aïeux, je me suis rendu au cimetière pour rendre un dernier hommage à la jeune disparue. Mais je n’ai pas eu le courage d’y pénétrer. J’ai distingué la tombe de Michaëla à travers les lourdes portes grillagées. Par la force de mes sentiments d’affection pour la petite défunte, je m’attendais à tout moment à la voir surgir de la terre, se réveiller de son sommeil éternel, comme Fiona dans le film Brigadoon de Vincente Minnelli, pour courir vers moi… Le front appuyé contre la muraille de pierres, j’ai pleuré ardemment. C’est triste et absurde de mourir à sept ans au milieu de toutes ces réjouissances religieuses et mondaines, sur le chemin de l’église, marchant les bras tendus vers le petit Jésus couché dans sa crèche à Bethléem, en Cisjordanie.

L’idée de la mort soulève en nous des craintes ridicules. Car, nous restons, en dépit de tout, attachés à cette terre fourmillant d’ombres et de lumières. Ishu Patel déclare dans son film After Life en dessins animés :

« Après un court sommeil, nous nous réveillons pour l’éternité. Soyons toujours prêts pour la mort. La vie est une vaste prison de barbelés. Seule la mort personnifie la liberté et le mieux-être dont rêve l’humanité… »

Bacon lui-même reconnaît « qu’il n’est point de passion si faible qu’elle ne puisse affronter et maîtriser la peur de la mort… »

Après le départ de Michaëla, je passais mon temps à explorer l’univers de la mort. J’avais fait mon choix. Je voulais mourir pour devenir enfin libre et heureux. Me libérer de mes chagrins profonds et de mes nuits angoissées. J’avais hâte de retrouver Michaëla dans son autre vie. Dans son autre monde. Curieux de savoir à quoi tout cela ressemblerait. Peut-être, l’aurais-je retrouvée sur les genoux de son père Moïse qu’elle n’avait pas connu ? Ou dans les bras de sa mère Claudine qui a trépassé quatre jours après la mise en terre du cadavre de sa petite fille unique.

« Mors ultima ratio ! » La haine, l’envie, la souffrance, la misère, le chagrin, la nostalgie, enfin, tout s’efface au trépas…

La fin tragique de Michaëla m’a bouleversé et marqué. J’ai détesté d’aller à la cathédrale à l’aube du dimanche. Et encore plus, les jours des Te Deum réservés aux 22 tristement célèbres… Le catholicisme s’est installé en Amérique par la bêtise de l’Europe. Le 2 juin 1963, le pape Jean XXIII est décédé à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Angelo Giuseppe Roncalli, le patriarche de Venise avait déjà fêté ses soixante dix-sept ans, lorsque lui-même fut oint « Roi du Vatican », pour combler le vide du décès papal. Cela est arrivé six mois avant le terrible et injuste accident qui a entraîné Michaëla dans l’au-delà. Ce jour là, le chef du diocèse des Gonaïves a fait l’éloge de son « Patron » dans un sermon qui a duré un siècle. Cependant, la mort d’un pape en Italie laissait presque toute la population dans l’indifférence. J’ai assisté à la cérémonie de circonstance en compagnie de ma mère et de ma sœur. Michaëla avait reçu l’autorisation de Claudine de se joindre à nous. Elle était assise entre ma sœur et moi. Parfois je lui prenais la main et elle posait son doux regard sur mon visage calme et souriant. Lorsque, certains soirs d’été, je lui parlais de Jésula, elle posait doucement un doigt sur ma bouche et chuchotait à mes oreilles : « Marti, laisse-la se reposer en paix… ! » Et je lui répondais d’un ton rageur : « Elle n’en aura pas, tout autant que ses bourreaux n’auront pas payé leur crime… ! » Dans les messes dominicales, Michaëla chantait dans la chorale des bonnes Sœurs de St-Joseph de Cluny. Elle était élégante dans son uniforme bleu et blanc et avec ses nœuds de mêmes couleurs qui pendaient de chaque côté de sa tête et qui lui dépassaient les oreilles. Elle reprenait toujours au cours de nos escapades dans la forêt du morne Biénac, les refrains que nous avions appris, chacun dans notre établissement scolaire respectif, et que nous chantions innocemment à la cathédrale, à l’occasion des rituels cérémoniaux, ordinaires ou circonstanciels :

« … Dans l’hostie acclamons notre Sauveur

Chrétiens fervents chantons à plein cœur

C’est notre Roi, c’est notre Chef

C’est notre Dieu le Fils du Tout-Puissant… »

Je ne croyais pas que les enfants qui allaient au temple catholique pouvaient mourir à cet âge-là. Je pensais que le crucifix qui était accroché au mur de la classe, au-dessus du tableau noir, auquel je consacrais, à l’instar de tous mes petits camarades, une entière dévotion, devant lequel tous les élèves faisaient des génuflexions et se signaient journellement, avait effectivement le pouvoir d’éloigner le malheur de mes pas. Je pensais que les gamins pouvaient décéder de maladie… Mais pas de façon si cruelle, si méchante, si brutale… Ce n’était pas juste pour Reynald… Pas juste non plus pour Michaëla… Pas juste pour tous les enfants du monde victimes de la démence des adultes drogués avec la délinquance politique…

« Nous lançons partout à la ronde notre programme et notre cri

Nous voulons, pour sauver le monde, le ramener à Jésus-Christ

Nous sommes les fils de l’église, nous bâtissons la chrétienté

Dans un élan que rien n’oblige… »

J’ai compris, malgré mon tout jeune âge, qu’il était venu le moment de briser les chaînes de toutes les servitudes; qu’il fallait divorcer de toutes les pratiques et coutumes religieuses qui aliènent honteusement l’esprit des libertés originelles. Se tourner de préférence vers les traditions et les valeurs ancestrales qui soient capables de rendre aux Haïtiens leur conscience révolutionnaire…

James Hepburn écrit dans L’Amérique brûle : « L’histoire des hommes ne progresse que par le génie et l’audace de quelques hommes qui savent la courber. »

Je pensais sérieusement à me préparer pour être l’un de ces citoyens-là dont parle Hepburn, en faisant surtout référence à John F. Kennedy, le président américain assassiné en 1963 à Dallas. Devenir L’un parmi ces femmes et ces hommes qui étaient capables de se bander les bras pour démailler les chaînes de l’oppression, de l’exclusion, de la ségrégation, de la tyrannie… Une façon pour eux d’essayer de redonner le sourire aux enfants des bidonvilles, des ghettos, des favelas, des déserts africains…

Robert Lodimus

L’inconnu de Mer Frappée

(Prochain extrait : chapitres X et XI, L’endoctrinement et L’engagement)