L’inconnu de Mer frappée : Avant-propos, Préambule, Chapitre I

Par Robert Lodimus

AVANT PROPOS

Ce livre, mélange de fiction et de réalité, déplaira probablement à certaines gens. Il n’a pas été écrit non plus dans le but de plaire… Ou de flatter… L’époque qu’il décrit est satanique. Jamais on n’aurait pensé qu’il eût été possible pour la terreur de s’élever à une pareille hauteur. Beaucoup d’individus se reconnaîtront – qu’ils soient du bon ou du mauvais côté – au travers de ce récit émouvant où se déploient ligne après ligne, page après page, les tentacules d’un mal hideux qui a rongé, déstabilisé, démoli la république d’Haïti durant 29 ans, au cours de la deuxième moitié du siècle dernier. Le bilan est épouvantable. Il donne froid dans le dos. Glace le sang. Des centaines de milliers d’exilés. Des milliers de morts et de disparus. De quoi transformer une ville entière en cimetière ! Pourtant, l’on ne parle pas d’une région du monde écrasée sous les bombes de la guerre.

Dans un contexte social turpide décrit par « L’inconnu de Mer Frappée », le jeune José Marti Paulémon croise un érudit. Le mystérieux personnage lui fait découvrir l’univers des grands philosophes et théoriciens des sciences politiques et économiques. Grâce à cet interlocuteur influent, convaincant, la vie de l’adolescent aborde graduellement un tournant historique et remarquable. Mer Frappée, le lieu de cette rencontre factice, constitue petit à petit une chapelle d’éveil spirituel, érigée au beau milieu d’une conscience vierge et ingénue. José Marti Paulémon veut lui aussi apporter sa contribution à la lutte pour changer le visage apocalyptique du monde. Mais les enjeux politiques sont complexes. Alambiqués. Les acteurs de l’antichangement sont puissants. Ce n’est pas facile de déjouer la surveillance des États hégémonistes, et de sortir de leur emprise. Ils semblent contrôler le ciel et la terre.

Par quels moyens parviendra-t-on effectivement à rayer les paragraphes de laideur du livre de l’humanité et à les remplacer par des chapitres qui objectivent les attentes des masses populaires ?

L’inconnu de Mer Frappée a mis son doigt dans la plaie d’un univers en détresse, dont l’état nécessite une intervention chirurgicale urgente. Immédiate.

Robert Lodimus

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L’inconnu de  Mer frappée

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Cet ouvrage raconte l’histoire des habitants d’un pays pendus par la gorge aux traverses de l’absurde. Il est écrit sur un parchemin de tribulations qui se mesure à l’aune de l’infini. Et aussi avec une plume à bec que j’ai trempée dans le sang de la pauvreté.

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PRÉAMBULE

« Le suicide, c’est la force de ceux qui n’en ont plus; c’est l’espoir de ceux qui ne croient plus; c’est le sublime courage des vaincus. »

(Guy de Maupassant)

Je ne sais depuis combien de temps mon regard vitreux essaie de capter pour ma mémoire embrouillée les souvenirs flous que dissimule cette photographie de famille en noir et blanc. Nous sommes tous les cinq en habits du dimanche. Mon père, avec son large sourire, enroule son bras gauche autour du cou de ma mère qui porte ma petite sœur Gabriela encore bébé. Devant eux, au premier rang, mon frère Diderot et moi, nous nous tenons par la main. À l’arrière-plan, on aperçoit les statues sacrées des héros de l’indépendance élevées sur la Place d’armes des Gonaïves et une vue à moitié-voilée de la cathédrale Saint-Charles Borromée. Deux magnifiques symboles – l’un historique et l’autre religieux – qui font la fierté, la gloire et le bonheur des habitants. Aucun de nous n’aurait imaginé, à cette sombre époque, que l’avenir nous avait réservé un dépaysement sauvage et brusque. Et pourtant, l’ange démoniaque de l’exode frappa un jour à nos portes. Mes parents abandonnèrent tout dans l’espoir de parvenir à échapper aux crocs dévorants du « macoutisme ». Pour eux, c’était le seul moyen d’offrir une condition de vie sécuritaire à leurs trois enfants. Ils laissèrent tout derrière eux, avec les plus profonds regrets. Tout, dis-je : maison, commerce, famille, amis, voisins, quartier, ville, pays, culture… Seulement, le « Diable » est partout! Et les généticiens philosophes nous apprennent qu’« ailleurs » est encore « ici »…! Lorsque l’on se déplace, l’endroit que l’on appelait « ailleurs » remplace celui que l’on désignait par « ici ». On se demande si ce n’est pas à ce niveau que se situent tous les problèmes de discrimination sociale, d’inégalités économiques, de supériorité raciale, de préjugés sociaux qui opposent et divisent les êtres humains, qui allument des foyers de guerres civiles, qui établissent les différences absurdes entre les «puissants » et les « faibles », entre les « grands » et les « petits », et enfin, qui transforment l’existence terrestre en une bouilloire de souffrances, de malheurs, de tourments et d’incertitudes. C’est exactement ce monde que décrit Victor Hugo dans Mélancholia :

« Écoutez. Une femme au profil décharné,

Malgré blême, portant un enfant étonné,

Est là, qui se lamente au milieu de la rue.

Ses enfants ont faim. Elle n’a rien.

Pas d’argent. Pas de pain. À peine un lit de paille.

Elle travaille, et pour gagner dans son réduit

En travaillant le jour, en travaillant la nuit,

Un peu de pain, un gîte, une jupe de toile. »

Il est 23 heures et 45 minutes. J’éteins les lumières du plafond de la chambre. J’allume la lampe de chevet. Ensuite, je vais me poster à la fenêtre parallèle à la couche modeste qui m’accorde deux à trois heures de repos par nuit. J’ai entendu Émilio tousser précautionneusement. À cette heure, il n’y a que lui et moi qui allons toujours debout à la rencontre de l’aube froide et solitaire. Depuis le premier jour de notre exil dans le Massachussetts, celui ci ne semble accorder aucune importance aux effets ruineux de l’insomnie sur sa santé précaire. Il dort vraiment peu. Lorsque son épouse lui en fait la remarque, il ré- pond toujours : « Ma chère Éliane, peut-il y avoir plus mort que mort ? » Ma mère vient s’asseoir près de son fauteuil. Et elle lui caresse le dos et les cheveux. Mes yeux balaient le firmament. Le paysage de la ville de Boston est recouvert déjà d’une couche épaisse de peinture blanche. Le service météorologique de la ville prévoit 57 centimètres de neige pour la journée de demain. Les administrations publiques et privées, les écoles, les commerces, les services de transport … ne fonctionneront pas. Je reviens prendre place derrière le petit bureau de bois franc. Le poids de mon corps fait grincer légèrement les dispositifs d’inclinaison du fauteuil. Je réfléchis pendant quelques secondes. En fait, le laps de temps que dure un éclair qui illumine le ciel grisailleux de l’automne. La vie nous impose parfois des choix insupportables. Et tout ce que l’on peut faire, c’est de choisir entre le « mauvais » et le « pire ». Ils sont nombreux, les individus qui fuient devant la mort, mais pour tomber finalement dans les bras du désespoir incurable. Toutes les nuits, je répète comme Paul Verlaine : « Le chagrin qui me tue est ironique… » Lorsque je pense à ce petit bout d’homme vêtu de noir, entouré et supporté par une horde de brigands, qui se permet d’esclavagiser des millions de compatriotes, d’expatrier des citoyens honnêtes et paisibles, d’emprisonner et de décapiter des médecins, des professeurs, des artisans, des ouvriers, des paysans, des étudiants, des écoliers…, mon âme bouillonne de rage. La mort a épargné mon corps, mais elle est venue se loger dans mon âme. Vivre et trépasser en des endroits inhospitaliers et lointains, cela est devenu le lot de plusieurs familles endeuillées et déboussolées comme la mienne. Je porte dans mon cœur l’ecchymose d’un drame subjuguant. Vivre et mourir dans son pays, comme jouir de la liberté, fait partie des droits inaliénables et imprescriptibles. Les cimetières des villes du monde sont tapissés de noms à consonance étrangère. Tous ces individus sont décédés et enterrés là où ils ne devraient pas. Et surtout là où ils ne voulaient pas. Certains ont été formés à l’université de leurs régions natales et y exerçaient le métier de leur prédilection. Comble d’ironie, ils étaient devenus des travailleurs d’usine, de vulgaires anonymes, pour faire vivre leur épouse et leurs enfants exilés à New York, à Paris, à Berlin, à Londres, à Ottawa… Sur une inscription funéraire dans un cimetière de Brockton, j’ai lu : « Dieubon Oracius, né le 4 avril 1925 à Thiotte (Haïti) et décédé le 16 juin 1964. » Un paysan, probablement, qui a abandonné ses champs de maïs, de petit mil, d’igname, ses cabris, ses poules, ses vaches pour se soustraire de la cruauté politique. La terre étrangère ne peut pas être légère sur le cercueil de l’expatrié. Qu’il soit l’été ou l’hiver, le froid de la solitude et du désarroi gèle mon cœur. Le drame que je porte en moi est lourd de chagrins nostalgiques. Est-ce vrai que « L’unique liberté des peuples est celle de changer de maîtres », comme le clame le dramaturge français, Jacques Deval ? Guidé par le courage et la volonté, je reste moi-même convaincu que la femme et l’homme ont le pouvoir de détourner leur existence du fatum qui les entraîne vers les rapides sociales, économiques et politiques. Comme Martin Gray, je ne veux pas priver l’histoire du témoignage poignant d’un enfant qui a grandi dans une espèce de goulag aménagé sur une superficie de 27 750 kilomètres carrés et dirigé par un fou. Un mégalomane perverti. Une créature des dieux cruels de l’enfer olympien. Cette nuit, je vais refaire, avec un stylo à l’encre rouge et du papier blanc, les couleurs de la victoire, de la pureté et de la franchise, le trajet pénible d’une vie familiale brisée, remonter le lit d’un pays trahi par des fausses promesses politiques et prisonnier de la peur collective honteuse.

Moi aussi, à l’instar de Martin Gray, « J’écris aux femmes et aux hommes de demain. »

Voici notre histoire !

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Chapitre I

UNE CONSCIENCE REBELLE

« Tu n’es pas descendu de la croix quand on Te criait, en se moquant, en Te narguant : « Descends de la croix et nous croirons que tu es Toi. » Tu n’es pas descendu car, là encore, Tu t’es refusé à rendre l’homme esclave du miracle, Tu voulais une foi qui soit libre et non pas miraculeuse. Tu voulais un amour qui soit libre, non les exaltations esclaves d’un prisonnier devant un pouvoir qui l’a terrorisé à tout jamais. »

(Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov)

Je m’appelle José Marti Paulémon. C’est ma marraine Henriette Rebelle qui m’a choisi le double prénom. En grandissant, elle m’a expliqué pourquoi elle avait décidé de me baptiser ainsi. Elle-même est née de parents viejos au pays du révolutionnaire cubain, José Marti, décédé sur le champ de bataille le 19 mai 1895. Mon père, Emilio Victor Paulémon, racontait souvent que son fils a vu le jour au moment même où l’électricité faisait jaillir la lumière des lampadaires pour la première fois sur la ville des Gonaïves. Mes premiers vagissements ont coïncidé, s’il faut ainsi le croire, avec l’arrivée de l’éclairage artificiel dans la cité où le général Amiral Killick, après avoir évacué son équipage à terre, a fait sauter son navire, afin d’empêcher qu’il soit arraisonné par le bateau de guerre allemand qui le pourchassait. C’est donc pour mes parents une naissance prémonitoire, c’est-à dire, annonciatrice d’une existence – la mienne – calquée sur un certain niveau, une certaine dimension, une certaine forme d’engagement social, politique, économique et culturel. Dès la tendre enfance, mon être fragile s’est heurté brutalement au monde extérieur, comme une embarcation qui est allée s’écraser sur un énorme iceberg. Un milieu inexorable. Un environnement malsain. Cynique. Sadique… Pour ne pas dire inqualifiable. Et croyez-moi, le choc psychologique demeure considérable. Subir à la caserne l’interrogatoire méchant d’un commandant militaire à l’âge de sept ans, cela ne pouvait pas ne pas laisser des séquelles importantes. « Ne mentez pas, sinon vous prenez une bonne fessée…! » Et alors, j’ai choisi d’être un « Rebelle ». Je suis devenu subitement un adulte prématuré. Un garçonnet ébranlé… Secoué jusqu’au tréfonds de son âme… Une petite créature traumatisée… Effrayée par le bombillement d’une injustice sociale flagrante qui semblait aussi sonner le glas pour les « populations pauvres » disséminées sur la surface des cinq continents. Cette tragédie humaine si bien décrite par l’écrivain et poète de la « révolution » Heinrich Heine mettait quotidiennement en scène – d’ailleurs jusqu’à présent – les victimes innombrables de la « tyrannie », ce concept luciférien auquel on ne peut joindre un qualifiant péjoratif, sans commettre le péché véniel ou mortel de la tautologie. Tellement qu’il est complet, absolu dans la cruauté ! J’ai donc compris, malgré l’ignorance, l’inexpérience due à la méconnaissance du mode de fonctionnement des « seigneurs du capital », ce système économique tant décrié, fustigé et crucifié par le marxisme, que la terre entière se repose sur un puissant et énorme engin explosif à retardement.

Très tôt, par une lecture inopportune, je suis expulsé de la matrice d’une enfance naïve. Cet ouvrage qui a creusé des sillons de bouleversements profonds, incicatrisables même sur la surface symbolique de mon âme, conserve plus que jamais en ce « siècle de la déraison » toute la force de sa véracité authentique. J’ai été propulsé de la coquille de la gaminerie innocente pour me retrouver dans un univers de réflexions torturantes. Sans éléments de réponse claire et précise. À ce stade de mon existence, je n’avais pas les outils philosophiques nécessaires qui m’auraient permis de lier les effets aux causes. J’ignorais l’existence du concept « anomie » d’Émile Durkheim, auquel est associée l’expression « démoralisation sociale » localisée dans les études de William Thomas. De son côté, Sigmund Freud parlera plus tard de « malaise de la civilisation ». Dès ma naissance donc, je vivais dans un monde, sur une terre partagée entre les « nantis » et les « misérables ». Je croisais des Jean Valjean, des Fantine et des Cosette, des Javert, des Marius aussi, sans savoir pourquoi… Et puis, il y avait les Thénardier qui maltraitaient les petites Cosette sans défense. Ils habitaient dans mon quartier ; ils se trouvaient ici et ailleurs. Ils étaient, pour ainsi dire, partout! Seulement, l’église ne nous a-t-elle pas appris, par ses sermons lapidaires, ses homélies vertigineuses et aliénantes, que le « riche » et le « pauvre » avaient chacun son destin, cette route mystérieuse tracée par le « Créateur » pour chacune de ses « créatures » ? Lutter, dans ce cas, ne serait-il pas vain ? À l’instar de Job, dans la richesse comme dans la misère, la santé comme dans la maladie, la tristesse aussi bien que dans la joie, l’abondance comme dans la privation, bref, dans les bons comme dans les mauvais jours, il fallait toujours garder la « foi » et déclarer, même hypocritement : « Que la volonté de l’Éternel soit faite sur la terre comme au ciel! » Ce qui reviendrait à dire – sans la moindre tentation blasphématoire – que la « Justice divine » eût prédestiné certains des humains – une oligarchie – au « bonheur », et d’autres – la grande majorité – au « malheur ». De toute façon – et je l’affirme en toute humilité – je n’ai jamais bien compris le «Mystère de la Sainte Trinité », Celui qui parle « d’un seul Dieu en trois personnes. » Bien qu’on me l’ait expliqué à tue-tête en « latin » chez les « Frères de l’instruction chrétienne »! Je l’ai même chanté à la cathédrale: « Credo in unum Deum, Patrem omnipotentem, factorem caeli et terrae » (Je crois en un seul Dieu, Le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre…) Aujourd’hui, je me demande encore si ceux qui ont inventé la catéchèse et les autres manuels d’endoctrinement religieux comprennent, maitrisent eux-mêmes les notions abstraites de paradis et de vie éternelle qu’ils enseignent… aux pauvres en esprit qui vont prier, jeûner, chanter, danser… dans les chapelles, les temples, les mosquées, les pagodes, les péristyles…., pour dompter le cheval sauvage de la « misère » et calmer momentanément la « colère » de la faim tenaillante. Cependant, ils savent au moins pourquoi…ils le font ! Mes yeux – comme ceux de l’aveugle de Jéricho – se sont ouverts sur une civilisation mortifère, controversée, criminogène, repoussante, laidissime, déstabilisatrice… Une tâche ombreuse et perpétuelle de questionnement venait obscurcir une frange de ma conscience perturbée. Les saisons se sont succédé comme les arbres qui défilent au passage du train. Au fur et à mesure que mes jambes s’allongeaient sur le trottoir des tribulations sans borne et sans merci, aménagé dans mon pays par le « cercle des vampires en kaki bleu et/ou jaune », je comprenais mieux la nécessité, l’importance et l’urgence pour les citoyens progressistes de cultiver un champ immense de « conscientisation universelle » qui permettra aux classes défavorisées d’arriver tôt ou tard à contrer l’avancée trop rapide de l’impérialisme dévorant. Adolescent, j’entreprenais, sans le savoir, de construire la muraille de ma conviction sociale, politique et culturelle avec un matériau de résistance et de révolte. Par la suite, comme les saints de Gilbert Cesbron, je suis allé en enfer et j’ai fait des découvertes traumatisantes. Pareil à Bernard et Pierre, j’en suis sorti durement éprouvé… Je ne pouvais m’empêcher de soupirer et de chuchoter: « Si chaque homme possédait un arbre, seulement un arbre… » Cette pluie oblique de souffrances qui fouettait mon dos voûté, qui pénétrait dans mes os devrait former tôt ou tard une rivière de tumulte. D’agitation. De trouble… Pendant longtemps, ma voix tonitruante crachait, comme un volcan en ébullition, le feu de l’insoumission. De la désobéissance civile. De l’insurrection… De la Révolution. J’ai trempé ma plume dans la sueur des personnalités mythiques : Boukman, Toussaint Louverture, Guevara, Camilo, Cabral, Omar Al Mokhtar, Luther King, Malcolm X, Gandhi etc. J’ai voulu dessiner dans les « cerveaux handicapés » des camarades aliénés une infime partie de la voie qui puisse les mener, en passant bien sûr par Jéricho, au Canaan de la délivrance. Ces visages en foncés dans la brousse de la misère dégradante, de la pauvreté extrême grimacent dans mon subconscient abasourdi et me causent des nuits de cauchemar interminables. Je jeûne très souvent devant une table bien dressée. Manger, boire et s’amuser sont devenus, pour des gens préoccupés comme moi, un exercice douloureux qui charrie des substantifs lourds de sens et de responsabilité: remords, culpabilité, impuissance, etc. Comme Léon Bloy, je me suis transformé en poète de la consternation, de la désolation, du désespoir infini et mortel. Mes mots refusent de danser sur la valse de l’oppression… Les larmes de tristesse qui inondent ma couche finiront peut-être par me noyer avant la fête des morts.

Graham Greene fait dire à l’un de ses nombreux personnages : « Un jour ou l’autre, il faut choisir son camp; c’est une façon de demeurer humain. » Sans regret, j’ai choisi le mien. Depuis longtemps. J’ai appris à marcher crânement aux côtés de l’ouvrier, du paysan, du petit artisan qui sue durant douze heures sous un soleil de plomb, fond sous l’effet de la chaleur implacable pour apporter une galette de farine de maïs à sa « compagne » et à ses enfants. Après avoir exploré cette « réalité souterraine du monde », ces innombrables quartiers à moitié perdus derrière des monticules d’immondices, où la misère jappe dans les tripes tordues des gamins aux regards livides, je hurle sans arrêt dans la nef d’une cathédrale blanche, indifférente aux malheurs de l’humanité. Peut être, je ne crie pas assez fort! L’amoncellement des nuages de la décadence sur le pays de mon enfance ne recule pas jusqu’à présent devant les neuvaines d’exorcisation. J’appartiens à cette époque cruelle où l’océan atlantique devient chaque jour le sarcophage, le tombeau gigantesque d’une jeunesse perdue, délaissée, méprisée, aux trousses d’un soleil fantôme. Les requins de l’Amérique se nourrissent de la chair fraîche de notre avenir. Comme le poète, je revisite souvent au crépuscule du soir les berges imaginaires où sont éparpillées les pages de notre histoire tumultueuse, à moitié rongées par les rats de l’esclavagisme moderne. Mais vraiment quelle histoire! L’histoire d’une meute d’individus déracinés pour lesquels les académies linguistiques auront inventé la locution substantive de « sous-humains » pour les qualifier. Des pères et mères de famille enlevés de force de l’alma mater pour être transformés en bêtes de somme qui ont enrichi indécemment les mégapoles occidentales. Une histoire horrifiante de plantation, de viol, de mutilation, d’exécution sommaire, d’exploitation, d’humiliation. Bref, de l’« animalisation » des prétendus faibles au profit des soi-disant forts.

Cependant, fort heureusement, cette histoire est aussi celle des femmes et des hommes preux ; celle des indiens exterminés sans pitié, mais combatifs et résistants, comme Caonabo ; celle des Africains noirs qui ont défié cruauté de leurs « maîtresses » et de leurs « maîtres », pour imposer au prix du sang les principes sacrés « de l’égalité des races humaines ». Comme beaucoup de militants engagés dans la « lutte idéologique » pour le «Changement », je garde l’espoir que les cloches de l’éveil social, politique et économique finiront par retentir dans le monde. Cependant, les victimes du « pillage organisé, systématisé » doivent comprendre l’incontournable nécessité d’unir leurs efforts, d’additionner leurs forces, afin de régler les pendules de leurs « souffrances » à l’heure d’une « Révolution » universelle.

Robert Lodimus

L’inconnu de Mer Frappée, roman

(Prochain extrait : Chapitre II, Le dégoût et la révolte)