Les transfuges de classe entre honte, malaise et fierté

Les écrivains Annie Ernaux, Édouard Louis alias Eddy Bellegueule, la sociologue Rose-Marie Lagrave… Originaires de milieux populaires, les transfuges de classe affichent des réussites éclatantes qu’ils jugent parfois bien inconfortables.

— Par Florence Pitard —

La sensation d’être coupée en deux. Voilà ce qu’Annie Ernaux a ressenti lorsqu’elle a voulu raconter dans Les armoires vides son itinéraire de transfuge de classe, partie de l’épicerie familiale normande pour intégrer l’élite intellectuelle et littéraire. Il y a aussi eu la honte vis-à-vis de son milieu d’origine, la sensation d’illégitimité, de malaise… Et la romancière, pourtant auréolée de son récent prix Nobel, se sent toujours dans une position plus ou moins confortable.

Les « transfuges de classe » suscitent la fascination du public, des médias et du milieu artistique depuis une dizaine d’années. Le concept, popularisé par la sociologue Chantal Jaquet, désigne ces individus ayant vécu un changement radical de milieu social au cours de leur vie.

Icône de ces êtres d’exception, Annie Ernaux revient sur le sujet dans Une conversation, où elle dialogue avec la sociologue Rose-Marie Lagrave. Partie de sa campagne du Calvados, celle-ci est devenue directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il est question dans ce livre d’illégitimité, sentiment très partagé parmi les transfuges, de trahison…

« Une déchirure »

Annie Ernaux parle aussi de « déchirure », Rose-Marie Lagrave est plus nuancée : « Les deux mondes coexistent en moi, en un alliage fait de tensions, mais sans heurts ni ruptures. » Et même au sommet, Annie Ernaux reste prudente : « Il me semble que les classes dominantes n’ont rien de plus pressé que de vouloir assimiler ceux et celles qui portent la voix de leur milieu d’origine, de les neutraliser en somme. » Alors, elle s’abstient : « Je ne vais pas aux cocktails, je ne donne pas de gage à l’entre-soi régnant dans le milieu littéraire, mais j’ai l’impression qu’il faut toujours être sur ses gardes, se délier, pour ne pas être récupérée. »

Toutes deux ont pourtant trouvé dans la lutte le moyen de se racheter. Annie Ernaux revendique son « engagement politique » (elle a notamment soutenu Jean-Luc Mélenchon). Rose-Marie Lagrave, qui n’a pas vraiment le sentiment d’avoir trahi sa classe, parce qu’il lui semble ne pas en être totalement sortie, écrit tout de même : « À partir du moment où j’ai participé à des luttes en faveur des classes subalternes, il m’a semblé que je rachetais ma trahison de classe, si trahison il y a. »

Vampiriser les êtres

La palme du récit le plus douloureux revient sans doute à Édouard Louis, le jeune Picard homosexuel dont le livre En finir avec Eddy Bellegueule a fait sensation et séduit des centaines de milliers de lecteurs. Dans Changer : méthode , il avait raconté le prix à payer pour arriver à faire partie de l’intelligentsia parisienne : la façon de vampiriser les êtres sur lesquels il s’appuie pour réaliser son irrésistible ascension, les problèmes d’identité, les efforts consentis pour changer d’apparence… La façon, aussi, d’intégrer une famille de cœur (à laquelle appartient le sociologue Didier Eribon, qui témoigne d’un parcours similaire dans Retour à Reims) et la brouille terrible avec la sienne, meurtrie d’être stigmatisée et qui l’accuse d’avoir forci le trait.

Dans un livre sorti en 2021, (Et tes parents, ils font quoi ? JC Lattès), le journaliste Adrien Naselli interrogeait des transfuges et leurs parents, parmi lesquels l’ex-ministre Aurélie Filippetti, l’homme politique écologiste David Belliard, le magistrat Youssef Badr, le journaliste Ali Rebeihi… Il notait : « La moitié des témoins évoquent des incompréhensions mutuelles. Le rapport à l’argent n’est plus le même. Il peut y avoir de la méfiance, la crainte de voir l’enfant s’éloigner. Certains parents se sentent bêtes, à la traîne, parfois insultés. » Ce qui n’exclut pas le sentiment de fierté.

Quoi qu’il en soit, le fait d’écrire est souvent consolateur. « Le sentiment de trahison, je l’éprouve moins aujourd’hui, estime Annie Ernaux. Pourquoi ? Parce que j’écris. C’était le vœu de ma jeunesse : J’écrirai pour venger ma race ! »

Une conversation, éditions EHESS, 136 pages, 8,50 €.

Source : Ouest-France