« Les silencieux », nouvel essai d’Éric Delbecque : une lecture de salubrité publique à l’heure du procès des attentats de janvier 2015

Cet expert en sécurité, qui fût le responsable de la sûreté de Charlie Hebdo après les attentats, est aussi l’auteur de nombreux essais. D’une écriture claire qui exprime une pensée qui ne l’est pas moins, il remet les points sur les i du djihadisme dans son dernier essai. 

Un silencieux, c’est ce petit cylindre que l’on visse sur le canon d’une arme pour en atténuer le bruit lorsque l’on tire. « Les silencieux », pour Éric Delbecque, ce sont ces salafistes dits « quiétistes » et « politiques » qui endorment et émoussent notre vigilance, en ne suscitant à chaque franchissement de ligne démocratique et républicaine qu’une réaction de basse intensité de notre société. Dès les premières lignes, l’auteur a le mérite d’énoncer clairement son postulat : la lutte contre le terrorisme n’est rien, si l’on n’en comprend pas les mécanismes de la genèse, autrement dit si l’on ne combat pas l’idéologie qui y mène. Les silencieux, d’Eric Delbecque, est publié le 27 août 2020 aux éditions Plon (384 pages, 21€).

Expert en sécurité (il fût le responsable de la sûreté de Charlie Hebdo après les attentats), Eric Delbecque n’a pas oublié les classiques. En école de guerre, on apprend sans doute ce qu’on sait déjà depuis la 6e : les bases de la défense stratégique à partir des récits d’Homère. Ainsi des Troyens qui laissent entrer un grand cheval de bois contenant l’ennemi, qui a tout loisir de se déployer dans les rues de la cité, puis de recevoir des renforts afin de la dévaster ensuite. Le terrorisme, nos sociétés l’ont connu sous des formes diverses depuis plusieurs décennies. La nouveauté depuis le début du XXIe siècle, c’est l’idéologie qui le sous-tend. La proposition de l’essayiste est de tenter de cerner de manière structurée et dépassionnée cette idéologie qui mène (parfois) au passage à l’acte, et nos réactions face à elle. Vaste sujet polémique s’il en est… 

Le salafisme, un totalitarisme

La force d’Eric Delbecque est d’étayer chacun de ses propos, comme le serait une démonstration mathématique, claire et nette. Le problème de la guerre contre le terrorisme, dit-il en substance, c’est « qu’on ne peut en faire l’alpha et l’oméga de nos grilles de lecture ». Malheureusement, une sécurité totale est impossible à assurer, et l’auteur sait bien que les victimes d’attentats auront du mal à l’entendre, mais il préfère l’assumer clairement : « Le terrorisme n’est pas, assure-t-il, ce qui menace la stabilité des Etats. » 

Partant de ce constat, il adopte une posture camusienne : « Mal nommer un objet, disait Camus, c’est ajouter au malheur du monde ». Il importe donc en tout premier lieu de nommer l’adversaire : un totalitarisme à essence religieuse, autrement dit un projet de théocratie totalitaire. « Nous affrontons une idéologie, écrit l’auteur, pas un Etat ou des criminels. » L’idéologie salafiste, et le projet des Frères musulmans qui en est proche, sont un produit neuf, car jusqu’ici, le totalitarisme du XXe siècle était enraciné dans l’athéisme. Leur ambition, selon Delbecque, est très simple : « proposer l’islam politique comme idéal de gouvernance des pays arabes, puis de l’intégralité du globe. L’ennemi héréditaire qu’ils définissent eux-même, c’est la laïcité et nos sociétés ouvertes. » 

Eric Delbecque inscrit sa réflexion dans une perspective historique. Bourré de références – telles que Le désenchantement du monde, de Marcel Gauchet, qui pour l’auteur doivent participer à nous faire saisir les sources du salafisme, son livre n’a qu’un but : dépolitiser, élargir et approfondir le débat sur la relation entre l’islam, la modernité, la démocratie et la république. 

La radicalisation en bruit de fond

Le problème, constate l’auteur, ce sont ces milliers de personnes radicalisées à bas bruit : « L’imprégnation salafiste, comme on disait l’imprégnation faciste pour décrire l’ambiance politique et intellectuelle des années 1930. » Cette imprégnation mise sur les faiblesses des sociétés post-modernes, qui voient des « dominés » partout. Ainsi, la diffusion du terme d' »islamophobie » se situe au centre de cette stratégie des partisans de l’islam idéologique et politique. L’objectif est simple, poursuit Delbecque : « annihiler toute possibilité de critique, y compris rationnelle et républicaine. Le processus de victimisation interdit de fait tout dialogue serein. Il en est de même de la laïcité, détournée de son but pour défendre le port des signes religieux ostentatoires dans les lieux les plus variés – ou des droits des femmes : les restrictions vestimentaires imposées aux femmes seraient en réalité une émancipation par rapport à un féminisme occidental dégradant pour les femmes. Et le discours victimaire est si efficace, que ces organisations sont devenues des acteurs centraux de la lutte antiraciste. » Une logique implacable. Or repousser les assauts du djihadisme terroriste ne pourra se faire sans neutraliser le « lent poison salafiste » : Eric Delbecque nous exhorte à en prendre conscience.

De la perspective historique au pragmatisme 

L’auteur se définit lui-même comme un opérationnel. « Terrain » est un mot qui revient souvent sous sa plume pour ramener le débat dans le concret, à travers une réflexion historique et philosophique qui remet les éléments d’actualité dans leur contexte. Il cherche ainsi à répondre aux questions que n’importe quel citoyen se pose. Pourquoi certains passent à l’acte, et d’autres non? Selon Eric Delbecque, l’autoradicalisation expresse sur le web n’existe quasiment pas, pas plus que les ordres venant d’une hiérarchie. L’essayiste détruit au passage la notion de « loup solitaire ». Celui qui passe à l’acte « baigne » dans un milieu qui prépare la radicalisation : « C’est l’idéologie et les personnes physiques qui forment le coeur du courant djihadiste mondial – pas des organisations ou des structures territorisalisées et hiérarchisées. Il s’agit d' »inspirer » les actes terroristes, de combiner toutes les options possibles, du « commando » venu de Syrie au multi-carrencé instable poignardant à peu près n’importe qui. »  En clair, le djihadisme comme bras armé du salafisme, insaisisable, inspirant la terreur, car pouvant frapper partout, tout le monde, voilà l’objectif.  

Pour le combattre, l’auteur met en garde contre les « accommodements raisonnables », et déplore le fait que nous sombrions chaque jour un peu plus dans un climat intellectuel de guerre civile, dans un « chaos de la polémique, de la petite phrase stérile et du lynchage médiatique. Notre pays affronte une violence idéologique et physique, dont le but ultime est d’installer un système politique, social et doctrinal totalitaire. Que sont les salafistes djihadistes? Des barbares, héritiers moraux et intellectuels de tous les facismes bruns et rouges. »

Un hommage émouvant

En plein procès des attentats de janvier 2015 (qui est en partie le procès de ceux qui veulent faire taire l’un des piliers de notre démocratie : la liberté d’expression), l’écrivain et homme de tradition Delbecque rend un très émouvant hommage aux morts et aux rescapés, en particulier à Riss, l’un des dessinateurs blessés de Charlie Hebdo, aux antipodes de son échiquier politique personnel : « Sa lutte, c’est ce journal pour lequel les autres sont morts. Parce que ce journal se confond avec la liberté qu’il défend par-dessus tout (…) Rien à écrire, Riss, à part te remercier d’avoir eu l’incroyable force ou subi la puissante fatalité de donner naissance à ce petit objet à feuilleter, qui ne sera jamais « connecté », à cette si belle écriture où la plume est une épée si mousquetaire. » 

Les silencieux, d’Eric Delbecque, paru le 27 août 2020 aux éditions Plon, 384 pages, 21€ (14,99€ en format epub).

Extrait : « Aux yeux d’un large public, le djihadiste (celui qui partait en Syrie et assassinait des innocents en Europe) appartient au camp des fous, mérite sa place à l’asile, ou devrait pourrir en prison depuis des années, étant donné qu’il serait un « criminel-né »… Quel autre avis pourrait-il avoir? Les médias, lors de chaque attentat, bourdonnent frénétiquement en fredonnant inlassablement la même chanson : l’auteur est un déséquilibré ou un délinquant connu des services de polices, fiché S, radicalisé ! Notons que le cumul est possible : un psychopathe, voyou et intégriste, c’est encore mieux… Le téléspectateur en déduit logiquement qu’il convient d’interner tous les fichiers S (dans des prisons ou des camps dédiés, peu importe) et de garder à l’oeil les « malades mentaux », puisqu’ils risquent de devenir dangereux. On placera peut-être bientôt des patrouilles Sentinelle devant les centres médicaux et les pharmacies pour repérer les dépressifs et les empêcher de nuire, avant qu’ils ne se transforment en kamikazes sous Tranxène… »

Source : Francetvinfo

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