Les photographes et le réel.

  par Scarlett JESUS, critique d’art.

 « Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit,[…] le Credo actuel des gens du monde, est celui-ci […]  « Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature » […] Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : « Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés), l’art, c’est la photographie. »

BAUDELAIRE, « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859.

 

En Guadeloupe, trois expositions récentes de photographies témoignent, à travers la spécificité de chacune d’entre elles, d’une réflexion commune quant aux regards que les photographes désirant accéder au statut d’artistes portent sur le réel. A commencer par ce premier constat : ce n’est pas la lumière crue du jour qui les attire, mais celle, plus trouble (et combien plus troublante) de la nuit. Daniel DABRIOU, parallèlement à la sortie de son ouvrage « Le Carnaval en Guadeloupe – VIM, Very Important Mass », vient d’exposer au fort Fleur d’Epée de Gosier une cinquantaine de photographies sous le titre « Koulé à VIM ». Le photographe s’y montre à l’affut des vibrations émanant des membres du groupe, jusqu’à les suivre, tel Orphée, dans l’obscurité de la nuit tombée. A la médiathèque du Moule, un collectif de photographes réunis autour de Philippe VIRAPIN (Nicolas DERNE, Steeve BAURAS, Etienne ROUSSAS, Cynthia PHIBEL) prétend rendre compte visuellement, à travers l’exposition « Insomnies »de ce qui pour chacun d’entre eux peut leur ôter le sommeil et renvoyer à « la nuit ». Enfin à Saint-Martin (« Atypique Galerie », Marigot), l’artiste Florence POIRIER-NKPA, nous indique à travers le titre choisi pour son exposition, « A dream by night »,  que ses créations, photomontages ou compositions associant photographies et peintures, renvoient davantage à son imaginaire, un « rêve », qu’à la restitution d’une quelconque réalité.

Trois expositions pour trois démarches différentes d’aborder la photographie.

L’objectif poursuivi par Daniel DABRIOU est de rendre compte de la vie d’un groupe carnavalesque pointois, VIM. Ses clichés, dont plusieurs se retrouvent dans le recueil précédemment cité, cherchent à rendre compte, à la façon d’un documentaire, des particularités du carnaval en Guadeloupe, de son dynamisme, de ses ambiances, de ses origines, de ses différents groupes et plus particulièrement des costumes du groupe VIM. Ses photos visent l’authenticité et sont présentées telles quelles, « sans retouches ni montage », revendiquant certains flous comme marques de l’énergie des participants. Volontairement floues ou non, ses clichés affichent une technique parfaite que ce soit dans le parti pris des angles de prises de vues, dans celui des cadrages, ou encore dans le choix opéré entre la couleur et le noir et blanc. Que faut-il de plus à une photo reportage pour qu’elle accède au statut d’œuvre d’art ? BAUDELAIRE l’avait perçu, dès son apparition : cela n’est possible qu’en s’écartant du réel, l’artiste étant celui qui ne reproduit pas la nature, mais celui qui la modifie. C’est un Créateur. Un grand nombre des photographies de Daniel DABRIOU, au-delà des apparences, s’écartent du simple reportage lorsque, privilégiant la nuit et les ombres évanescentes de silhouettes, elles libèrent l’imagination, s’ouvrant alors à l’étrangeté et au mystère.

A travers les titres respectivement choisis par Philippe VIRAPIN et Florence POIRIER-NKPA, « Insomnies » et « A dream by night », peut se lire la thématique qui a présidé au choix des photographies exposées : rendre compte d’une réalité particulière, celle qui fait que la nuit le visible et l’imaginaire se côtoient. Il s’agit aussi de rendre compte d’une appréhension personnelle de la nuit, différente d’un artiste à l’autre. Mais aussi d’offrir une représentation de la nuit qui la déréalise afin qu’il soit possible de la voir différemment. Pour cela, il revient à l’artiste non pas de voir ce qui existe, mais de faire exister ce qu’il voit.

En proie à des « insomnies », Philippe VIRAPIN se livre à des déambulations urbaines, du Moule à Pointe-à-pitre, en passant par Morne-à-l’eau et Jarry.  La nuit a toujours été propice à l’inspiration des artistes. « La poésie vit d’insomnie perpétuelle » disait le poète René CHAR, tandis que GOETHE, avec « La nuit de Walpurgis » dans Faust, assimilait la nuit au sabbat des sorcières. Même dans les rues désormais éclairées de nos villes, celle-ci représente, dans l’imaginaire collectif des Antilles, un univers inquiétant où se côtoient des forces maléfiques et des esprits errants qu’il convient de ne pas troubler. Lorsqu’il prétend vouloir dresser un inventaire du patrimoine guadeloupéen, les pas de Philippe VIRAPIN semblent néanmoins aimantés vers des lieux bien particuliers, et comme « habités » par des esprits : bâtiments abandonnés, maison en feu, friche urbaine, cimetière se livrant au culte des morts, église de pierre aux formes menaçantes ou chapelle de la Vierge aux allures de chapelle ardente. Le choix des éclairages et les angles de prise de vue vont donner à des lieux pourtant connus, comme l’église du Moule ou le musée l’Herminier, des allures fantasmagoriques. Le promeneur peut parfois croiser quelques rares humains, tel cet étrange « bwa-bwa » filant on ne sait où, ou encore cette fragile silhouette qui s’encadre dans la porte béante d’une architecture davantage destinée semble-t-il à un géant qu’à un humain. La perception de cet univers urbain dont le travail de Philippe VIRAPIN rend compte est celle d’un monde rendu parfois par des couleurs froides évoquant la mort, ou tantôt la proie de flammes évoquant l’enfer. Dans tous les cas il s’agit d’un univers qui menace l’homme. C’est de préférence durant la pleine lune que s’effectuent les « Voyages au bout de la nuit » du photographe, comme en témoigne une superbe photo, quasiment abstraite, dans laquelle le globe lunaire se détache sur l’obscurité d’une nuit noire. Ou lorsque le tracé sinueux d’un éclair nocturne semble suggérer la manifestation d’une présence occulte. Le traitement le plus saisissant du réel est peut-être obtenu avec une photo en couleur d’un très grand format, située au deuxième étage. La partie supérieure de la photo, qui représente plus de la moitié de celle-ci, est consacrée à  un ciel surchargé de nuages qu’éclaire dans une trouée, comme le ferait une ampoule électrique, la lumière de la lune. Dans la partie inférieure, et au milieu d’un fatras de tombes subissant la déformation du grand angle, une femme de dos, mains sur les hanches, fait face à une lumière irradiante qui semble émaner d’une tombe. Quelque chose d’énigmatique, un mystère surgit de la tension existant entre les deux parties de la photo. On comprend alors aisément comment une technique parfaitement maîtrisée peut être au service d’une subjectivité qui s’assume. Et force est de reconnaître que BAUDELAIRE a assurément eu tord de croire que la photographie était condamnée à rendre compte avec exactitude de la réalité.

Philippe VIRAPIN se définit comme un « photographe » alors que Florence POIRIER-NKPA se dit « plasticienne », adepte d’un art contemporain qui utilise la photographie en l’associant à la peinture, selon des techniques mixtes, pour réaliser des « compositions » ou des « installations ». Plus conceptuel, son art s’inscrit dans la recherche d’une articulation satisfaisante entre l’intention et la matérialisation de celle-ci. « Mon intention, dit-elle, peut s’inscrire dans toutes sortes de médium (peinture, installations, photographies), tout ce qui peut être à même d’assumer l’idée que l’art produit du possible ». Ajoutant : « Alors je cherche partout, souvent dans ce qui m’entoure, les moyens de mettre en œuvre ce « possible », de le rendre perceptible ». Noctambule, elle aussi, ses « insomnies » semblent moins hantées par les divertissements offerts à Saint-Martin  (casinos, boites de nuit et autres lieux de plaisir), que par une demeure restant éclairée tard dans la nuit. La sienne peut-être, où elle travaille lorsque tout dort autour d’elle. Comme un phare, cette habitation, photographiée en contre plongée, surgit lumineuse des ténèbres qu’elle éclaire. La réalisation de la photo permet de voir conjointement deux des côtés d’une véranda en bois et de deviner, par delà des portes largement ouvertes, l’intérieur d’une pièce, avec sa bibliothèque remplie de livres et une personne, de dos, travaillant à son bureau, face à ce qui semble être un ordinateur. A partir de ce cliché numérique dont le mystère, accentué par le contraste entre l’ombre et la lumière, intrigue, Florence POIRIER-NKPA va réaliser plusieurs montages sur carton. Y collant par exemple, dans la composition qui donne son nom à l’exposition, des strass colorés et des fragments de résine. La demeure apparait alors dans la féérie rougeoyante d’un feu d’artifice, à travers les bulles d’eau bleues d’un premier plan. Un autre montage, « Carte au trésor », superpose ce même cliché éclairé en rose fushia, sur le fond d’une carte d’un noir d’encre de Saint-Martin. Le relief de la carte émerge à son tour d’un fond jaune moutarde, lui-même zébré de larges tracés de pinceau qui se croisent et s’entrecroisent, évoquant ainsi les mouvements continuels de populations arrivant sur l’île. Ce même balcon, noyé dans un vaste panorama tropical de coucher de soleil, sert d’arrière plan à une composition, « Sans titre », sur laquelle l’artiste superpose deux clichés découpés d’une performance réalisée en 2009. A travers la transparence d’un fond bleuté céruléen, la même silhouette inversée d’un profil de jeune femme androgyne, enduite de sable blanc, semble entrer et sortir simultanément de l’image. Des tracés de peintures viendront, ici encore, se superposer à ces clichés, renforçant, par une démarche qui rappelle le palimpseste, la profondeur réflexive de l’œuvre.  Ces trois exemples le montrent : le propos de Florence POIRIER-NKPA consiste à chercher obstinément les « possibles » d’une réalité rendue fantastique par une vision qui s’éloigne de la simple reconnaissance du connu, et à rendre compte des affects que celle-ci engendre. La nuit, on l’aura compris, offre alors un espace symbolique privilégié qui nous place à la fois face à une énigme et à la démarche « éclairante » d’une artiste qui cite volontiers ADORNO : « Toutes les œuvres d’art, et l’art en général sont des énigmes. Le fait que les œuvres disent quelque chose et en même temps le cachent, place le caractère énigmatique sous l’aspect du langage ». 

Daniel DABRIOU, Philippe VIRAPIN, Florence POIRIER-NKPA, trois artistes pour trois expositions simultanées qui donnent à réfléchir sur trois démarches différentes d’aborder la photographie comme activité artistique. Et qui nous interpellent également sur la façon de rendre compte de la spécificité culturelle de notre environnement, sans pour autant tomber dans une pratique qui se réduirait à être purement illustrative. L’une semble y travailler depuis son bureau. Tel autre a besoin de la proximité de son sujet auquel il « colle ». Le troisième enfin conjugue rêveries et promenades solitaires. Tous associent majoritairement la couleur aux Antilles, se démarquant de la sorte de ce « piéton de Paris », le grand photographe BRASSAÏ, qui lui aussi s’attacha à rendre compte de la magie qui émanait de la ville, la nuit, mais qui, pour cela, fit le choix exclusif du noir et blanc.

Mais nous étions alors en 1932…