« Les 16 de Basse-Pointe » : quand le sucre a le goût du sang

— par Roland Sabra —

Tournage avec René Polomat
Tournage avec René Polomat

« Manmay kouté, kouté sa ki pasé, sé té an mars, an mars 48».». La chanson de Kolo Barst pourrait, hélas être adaptée à de nombreuses situations en Martinique, tant le pouvoir colonial s’est inscrit avec un alphabet de sang et de feu sur le corps du peuple martiniquais. Le 04 mars 1948 au Carbet les gendarmes tirent sur des ouvriers en grève sur l’habitation Lajus. Trois morts. Le crime restera impuni. C’est dans ce contexte et dans un climat général de répression du mouvement ouvrier, diligentée par le pouvoir socialiste que le 06 septembre 1948, le petit béké Guy de Fabrique, administrateur de la plantation Leyritz, provoque arme au poing, en compagnie de trois gendarmes un groupe d’une soixantaine de grévistes. Désarmé il s’enfuit, puis est rejoint par un petit nombre d’ouvriers agricoles. Trois coups mortels lui sont portés suivis d’une trentaine d’autres. Un béké a été assassiné! La nouvelle est incroyable, habituellement ce sont les nègres que l’on assassine, mais là c’est un blanc créole, pensez-donc!! Dans les jours qui suivent 16 hommes sont arrêtés sans preuve, incarcérés trois ans avant d’être jugés dans l’ancien port négrier de Bordeaux. Sous la houlette de Georges Gratiant, dirigeant de la Fédération communiste de Martinique une dizaine d’avocats engagés dans le combat anticolonialiste, puissamment relayés par le parti de Maurice Thorez, vont faire passer le meurtre au second plan et dresser un réquisitoire implacable de la misère, de l’exploitation sans limite de la main d’œuvre de couleur et de l’impunité absolue dont bénéficie les sucriers blancs sous la protection complice des forces de répression.

C’est ce moment d’histoire que raconte le film-enquête de Camille Mauduech, présenté en première mondiale le 12 mars 2008 à Madiana. La jeune femme, une métisse franco-martiniquaise d’une quarantaine d’années, a déjà réalisé quatre films. Deux en 1993, « Hector Anicet est mort » et « Taxi-Co », puis survient une période de dix ans d’abstinence avant qu’elle ne reprenne la caméra en 2005 avec un court métrage « Pleine lune à Volga Plage » et « Les 16 de Basse-pointe» en 2006 . On le voit Camille Mauduech est une réalisatrice parcimonieuse dans ses effets. Bien sûr elle n’est pas historienne, mais on aurait tort de le lui reprocher car elle assume pleinement son statut de cinéaste, ce qui est déjà beaucoup. C’est donc en tant que cinéaste, intéressée par la dramaturgie des évènements qu’elle nous emmène à la recherche d’une mémoire enfouie, jamais écrite autrement que dans les actes qui la constituent. Elle ne fait pas œuvre non plus de détective à la recherche par exemple de l’auteur du crime, non elle fait œuvre d’artiste, impliquée dans une histoire dont elle va nous restituer la dimension profondément humaine et politique. C’est la force du film de nous rappeler que l’Histoire avec un grand H emprunte les voies détournées des humaines passions pour se dire, pour se faire. Porteurs de gestes dont le sens les dépasse, les grandit au-dessus d’eux-mêmes les acteurs de ce drame, livrent dans l’entre-deux des mots dits, ce qu’il en est de l’articulation entre intérêts et motivations personnels d’une part et constructions socio-historiques d’autre part. Le maître de ce genre est bien évidemment Shakespeare, qui nous fait, à travers ses pièces, la narration, théâtralisée, d’un morceau de l’histoire de la royauté anglaise. L’accuse-t-on pour autant d’instrumentalisation de l’histoire à des fins de création littéraire? Par contre on pourra regretter  l’absence d’images et même d’évocation des manifestations de solidarité qui ont eu lieu ici au pays Martinique. Les historiens disent que le peuple martiniquais s’est mobilisé lui aussi, qu’il a pris toute sa part dans la lutte mais voilà, les archives filmiques d’avant 1959 sont d’une extrême rareté.

Camille Mauduech retrouve dans cette histoire sauvage les mythes constitutifs des sociétés humaines et notamment l’importance parmi eux du crime fondateur du lien social. C’est un des protagonistes qui le lui offre sur un plateau quand il dit «  jusqu’à présent complot de nègres, c’était complot de chiens » On sent bien que l’admirable dignité des inculpés, relevée par de nombreux observateurs, leur refus de susciter la pitié et surtout leur solidarité manifestée dans un autre refus, celui de livrer des noms à la justice coloniale est un tournant, un changement irrévocable, une métamorphose. Camille Mauduech a aussi ce sens de la dramaturgie qui lui fait ponctuer son film par un rebondissement autour d’une divergence sur le nombre de coups de couteaux portés à Guy de Fabrique. Le montage du film est construit pour aboutir à ce coup de théâtre, qui n’a rien de gratuit mais qui fait sens, et si les interviews sont parfois tronquées, c’est juste pour maintenir le suspens. Peu importe alors de savoir qui a porté le premier coup mortel. On devine que Camille Mauduech le sait, et ce malgré la chape de silence qui pèse encore, soixante ans après sur l’affaire.

Le travail de Camille Mauduech n’est donc ni un documentaire, ni une fiction c’est un film-enquête bien ficelé, qui joue plus souvent sur l’émotion que sur la raison, irritant et passionnant, mais qui par là même nous livre un pan d’histoire d’une exceptionnelle densité humaine. A voir absolument!

Roland Sabra,

le 12/03/08 à Fort-de-France