Le système financier et la fiscalité sont les talons d’Achille de la souveraineté locale.

— Par Jean-Marie Nol, économiste —

L’année 2023 pour la Guadeloupe n’a pas été de tout repos, et l’actualité, pas des plus positives. Cette année a marqué un ralentissement significatif de l’économie de la Guadeloupe, mais en 2024, une conviction guide notre vision de l’évolution politique, économique et financière de la Guadeloupe que nous allons tâcher d’expliciter clairement. Une année nouvelle commence, et avec elle, son lot de bonnes résolutions. Les velléités de réforme des institutions seront au cœur du jeu en 2024.Lors de ses vœux pour la nouvelle année adressés au peuple Guadeloupéen le président du conseil général a lancé un message très clair sur le processus d’évolution des institutions de l’archipel en préconisant la relance du processus de l’évolution statutaire lors d’un prochain congrès prévu en janvier 2024. Dans le même ordre d’idée, le président de la collectivité territoriale de Martinique a interpellé le président Emmanuel Macron pour une ouverture immédiate de négociations sur le chantier de la réforme des institutions. Que nenni tout cela, car s’agit il d’une simple pantomime d’élus locaux désorientés ou sommes nous en présence d’éléments de langage distillés à l’usage de peuples antillais réfractaires à un changement de statut et à qui on voudrait tordre la main ?

Mais la vraie question qui se pose est de savoir pourquoi vouloir à tout prix ouvrir un nouveau chantier de réforme des institutions, alors même que l’économie de la Guadeloupe vient de traverser trois chocs consécutifs. Nous avons eu le Covid, la guerre en Ukraine, puis l’inflation et la crise du coût de la vie. Dans ce contexte, nous avons été témoins des conséquences économiques des tensions géopolitiques, qui ont non seulement eu un impact direct sur les chaînes d’approvisionnement mondiales, mais aussi sur le commerce en Guadeloupe en tant que moteur de croissance. Et indirectement, cet environnement incertain rend plus difficile la confiance et brouille la lecture de l’avenir qui s’avère selon nous sans grand optimisme. Les prévisions sont cette fois-ci plus sombres que d’habitude. Peu de gens croient que cette nouvelle année apportera un soulagement après 2023, qui a été marquée par des guerres en Ukraine et au Moyen-Orient, le ralentissement du développement dans le monde et des températures record sur la planète dans l’histoire de l’observation.

Au contraire, la plupart des experts et des médias affirment qu’elle sera pire. C’est en tout cas l’impression que l’on a à la lecture de la nuée de leurs prédictions, qui nous parviennent traditionnellement au début de l’année.

Nous saurons lesquelles de ces sombres prédictions se réaliseront dans un an. En attendant, voici une brève liste de raisons de s’inquiéter pour l’année 2024, qui fourmille de prévisions en prévisions. Pour autant, que nous réserve l’économie en 2024 ?

Tout d’abord, une petite forme annoncée de la croissance. Une désinflation qui se profile, mais à un horizon lointain. Des menaces géopolitiques mondiales. Désengagement des banques et baisse des investissements, mais aussi allongement des délais de paiement,.. l’avenir ne semble pas tout rose pour les entreprises. Dans notre région Guadeloupe, une tendance à la chute de la consommation et un resserrement du crédit risque de susciter bon nombre de faillites. La dernière fois que le volume de crédit bancaire avait freiné aussi vite, c’était en 2009, lors de la crise sociale. Les entreprises les plus affaiblies ont aujourd’hui du mal à trouver des financements. D’ailleurs, « la part du crédit sur le PIB est en train de reculer en Guadeloupe », note L’IEDOM.

Et parallèlement, « la charge de la dette est en train d’augmenter pour de nombreuses entreprises ayant besoin de renouveler leur dette. Et comme la demande va rester globalement faible dans la zone euro en 2024, il n’y a pas de raison que les entreprises continuent à investir. Leur investissement va arrêter de progresser en 2024 ». Par ailleurs un autre risque reste à conjurer c’est celui du dossier brûlant de l’intelligence artificielle qui est déjà sur les bureaux des dirigeants mondiaux et le défi de la transition écologique reste à relever. Bienvenue en 2024 !…

L’avenir de la Martinique et de la Guadeloupe est-il prévisible ? Peut-on en avoir une vision prospective ? N’est-il pas arrogant, impudent ou imprudent de prétendre le percevoir et davantage encore l’inspirer ? Le sujet est ambitieux et très certainement téméraire celui qui prétend le traiter. Devant une crise actuelle d’une brûlante actualité, l’exercice présente de multiples risques ; celui de l’indifférence du corpus sociétal me semble le plus grave.

Contrairement à ce que l’on pense spontanément, il n’y a pas chez nos concitoyens et décideurs politiques et économiques locaux, une conscience marquée d’une mutation devenue irrépressible de la société française et Antillaise. Nos élus sont en quelque sorte, à l’insu de leur plein gré, prisonnier d’une sorte de mysticisme idéologique à caractère identitaire, qui les induits en erreur sur le vrai diagnostic de la situation, et les poussent à aller à Canossa. D’où vient et que signifie l’expression historique « aller à Canossa » ou « prendre le chemin de Canossa » ?

En l’an 1077, le conflit des Investitures opposa l’empereur allemand et le Vatican. Le pape de l’époque décida alors d’excommunier l’empereur, qui perdit le soutien de ses vassaux. L’empereur fut obligé de s’excuser à Canossa en tenue de pénitent auprès du pape pour obtenir son pardon. Cette expression revêt tout de l’humiliation pour nos élus. En effet, le système de la départementalisation a été totalement verrouillé par les gouvernements successifs de la France, alors vouloir y toucher de façon péremptoire et sans recul ni précautions, c’est tout simplement prendre le risque d’ouvrir une boîte de Pandore pour les Antilles. En effet, toute tentative politique de rattrapage du mal développement de la Martinique et de la Guadeloupe par le statut d’autonomie, va nécessairement impliquer un important coût financier pour la collectivité et une incapacité à assurer le financement des nouvelles compétences sollicitées par les élus. un décryptage est nécessaire. Nous allons tout droit vers un inévitable tour de vis. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire affirme vouloir « désendetter » la France en réduisant les dépenses publiques. La trajectoire budgétaire du gouvernement pour 2024 est claire : il faut réduire les déficits publics, réduire le taux d’endettement, investir massivement dans la transition écologique et dans les services publics, sans augmenter les impôts et en réduisant les dépenses.

Mais c’est le contexte dans lequel le gouvernement présente cette feuille de route qui nous interpelle, car en effet L’Union européenne va réactiver les règles de disciplines budgétaires (qui obligent les États de la zone euro à maintenir un déficit à maximum 3 % du PIB et une dette à maximum 60 % du PIB, ) suspendues pendant la pandémie de covid-19 en 2020 ». Tout celà devrait forcément entraîner des coupes budgétaires. Pour nous, la baisse des dépenses publiques sera « catastrophique, car ça implique qu’on le veuille ou non une cure d’austérité. Je crains qu’elles se fassent dans le domaine social, du logement, des transports, de la prise en charge de la dépendance des personnes âgées, de la moindre efficience des services publics notamment dans le domaine de l’école et de l’hôpital. Il est donc nécessaire que les pouvoirs publics nationaux et locaux l’explicitent à la population des Antilles.

Nous surestimons les probabilités de vivre des évènements heureux au cours de la vie et sous-évaluons les probabilités d’en vivre de mauvais. C’est à la fois avantageux et dangereux, puisque ce biais nous conduit à moins évaluer les risques politiques et économiques d’une situation de crise. De façon paradoxale, c’est davantage participant d’un déni du réel, le ressenti de l’absence de risques avérés, voire de la disparition de toute menace qui prévaut et qui va imprégner les esprits des élites politiques, de la technostructure et des intellectuels. Et par voie de conséquence, celle des masses qui, en retour, vont imposer aux dirigeants le primat de la satisfaction de l’instantané. En retour, les politiques locaux vont brandir l’étendard du changement de statut comme étant la panacée de nature à résoudre tous les problèmes de la Martinique et la Guadeloupe, notamment le mal être identitaire et le mal développement économique. Une piste de réflexion sur la responsabilité locale d’autant moins envisageable que l’Etat impose sans cesse de nouvelles charges aux collectivités. Il est une chose de fixer des objectifs et une autre de les atteindre.

En 2024, les Guadeloupéens doivent se préparer à une augmentation significative des taxes, et ce d’autant que les recettes ne sont pas dynamiques dans un contexte rendue incertain par la réforme annoncée de l’octroi de mer et la diminution de la TIPP du fait de l’accélération de la vente de véhicules automobiles électriques.

A ceux qui penseraient que l’on suscite la peur du changement de statut, et qu’il n’est rien de nouveau sous le soleil, il est conseillé de se replonger dans l’histoire de la première République noire, Haïti, pour comprendre comment l’économie peut supplanter la politique et le secteur bancaire jouer un rôle néfaste déterminant dans la vie d’un pays.

L’indépendance est proclamée en Haïti en 1804. Mais le conflit avec la France n’est soldé qu’en 1825, quand le roi Charles X accepte de reconnaître Haïti contre une importante somme d’argent. Donc, bien que Haïti fut la première nation moderne à obtenir son indépendance grâce à une révolte d’esclaves, son développement économique a été sans cesse entravée financièrement sur plusieurs générations par les réparations exigées au bénéfice des anciens colons français. En déclarant son indépendance le 1er janvier 1804, Haïti s’est donc retrouvé au ban des nations d’un monde alors dominé par les puissances esclavagistes. Les paiements exigés par la France ont autant privé l’économie haïtienne de ressources vitales à son essor qu’ils ont permis à son ancienne métropole de prospérer.

Cette histoire, c’est celle de « la rançon de l’indépendance » – expression utilisée par François Hollande en 2015 – payée par Haïti à la France de 1825 au début des années 1950 pour indemniser les propriétaires esclavagistes ; et l’implication, jusqu’à présent méconnue, du Crédit industriel et commercial (CIC), aujourd’hui filiale du Crédit mutuel. Plusieurs articles parus dans le New York Times ont retracé comment le C.I.C. a créé et géré la Banque nationale d’Haïti à partir de Paris. Les dossiers découverts par les enquêteurs montrent qu’elle n’a fait aucun investissement dans les entreprises haïtiennes et a facturé des frais sur presque toutes les transactions effectuées par le gouvernement haïtien.

La Banque Nationale d’Haïti, sur laquelle tant d’espoirs étaient fondés, n’avait en fait de nationale que le nom. Loin d’être la clé du salut du pays, la banque a été, dès sa création, un instrument aux mains de financiers français et un moyen de garder une mainmise asphyxiante sur l’ancienne colonie jusqu’au 20e siècle.

Derrière cette banque fantoche, on retrouve un nom bien connu des Français : le Crédit Industriel et Commercial (CIC).

Alors qu’à Paris, le CIC participe au financement de la tour Eiffel, symbole de l’universalisme français, il étouffe au même moment l’économie haïtienne en rapatriant en France une grande partie des revenus publics du pays, au lieu de les investir dans la construction d’écoles, d’hôpitaux et autres institutions essentielles à toute nation indépendante.

À un moment donné, Haïti a affecté environ la moitié de sa source de revenus la plus importante – les taxes sur le café – au paiement du C.I.C. et ses investisseurs dans la Banque Nationale.

En 1875, Haïti a déjà réglé une grande partie de sa « dette », dont le poids a parfois dépassé 40 % de ses recettes annuelles. Elle a plongé sa population dans la misère, un mot sur toutes les lèvres quand on évoque le pays le plus pauvre de l’hémisphère Nord. Cette série d’articles du New York Times publiés récemment remet en lumière la tragique histoire de l’indépendance d’Haïti et la dette astronomique que le pays a dû payer à la France au 19e siècle, un sujet peu connu à ce jour. Après plusieurs mois d’analyse d’archives, le journal américain a estimé que les paiements, versés à compter de 1825 par la première république noire de l’histoire, pour indemniser les anciens colons esclavagistes, «ont coûté au développement économique d’Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars de pertes sur deux siècles, soit une à huit fois le produit intérieur brut du pays en 2020.» Comme l’Etat français, la banque a sciemment privé la première république noire de l’histoire des moyens d’investir dans l’éducation, la santé et les infrastructures porteuses de développement, et de s’insérer ainsi dans l’économie mondiale. Le résultat de ce désastre financier imputable à une mainmise de type capitaliste et néo coloniale est sans appel.

Haïti est aujourd’hui l’un des pays les moins développés au monde, avec un taux de chômage variant de 50 à 80 %. Sur une population estimée à 10,85 millions d’habitants, 80 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté et 44% sous le seuil de pauvreté extrême.

La leçon à tirer de cette histoire tragique d’Haïti est la possible prédominance des faits économiques sur l’action politique au cours d’une période donnée, et la sous estimation des rapports de force notamment sur le plan économique. Le rapport de force est un piège qui produit dans les relations internationales une escalade de violence – qu’elle soit de nature morale, économique, ou militaire – fortement toxique et destructive, car dès qu’elle vous aspire, elle vous prive de discernement.

Il se caractérise par une relation dominant-dominé et se résume à une logique binaire : la loi du plus fort.

C’est cette absence de discernement et la sous estimation des rapports de force par Toussaint Louverture mais surtout par Dessalines qui ont plongé Haïti aujourd’hui dans le chaos extrême de la misère et de l’insécurité.

La deuxième leçon est que de tous temps,le nerf du développement d’un pays, passe obligatoirement par la maîtrise du secteur financier et bancaire, or les martiniquais et Guadeloupéens ne contrôlent plus aucune banque dans leurs pays. Tous les leviers du pouvoir bancaire et financier sont localisés à Paris. De fait, c’est l’impuissance qui est courue d’avance, même en obtenant le levier de la fiscalité avec un changement statutaire. Ne nous y trompons pas le nerf du système de développement n’est pas la fiscalité mais le secteur bancaire et financier.
Le carburant d’un tel système, c’est le crédit, l’endettement privé et public qui compense la stagnation des revenus du travail au nom de la compétitivité, afin de maintenir un niveau de consommation suffisant pour les entreprises et les ménages. C’est la raison pour laquelle je plaide pour une action forte d’abord sur le modèle économique et social. Ensuite cela n’exclut nullement un changement des institutions et d’ailleurs même si la réforme avait lieu demain avec l’assentiment du peuple, la mise en œuvre effective prendrait au moins 10 ans. Alors entre-temps que fait on?
De fait, mes divergences avec les tenants de l’autonomie portent pour l’essentiel sur la problématique de la temporalité. Oui, je réitère que le temps de la politique n’est pas celui de l’économie.Alors que s’ouvre le Forum social mondial, l’heure est venue de mettre en commun les luttes sociales et environnementales pour proposer de nouveaux modèles économiques qui ne reposent pas sur l’appauvrissement de nos concitoyens et de nos enfants. L’économie sociale, coopérative, locale, circulaire, collaborative et toutes les propositions pour construire une économie fondée sur le respect de la biosphère et sur de véritables liens de solidarité sont urgemment requises. Par ailleurs, les TPE-PME de Guadeloupe et Martinique voient les crises se succéder d’année en année. Les perspectives inflationnistes et de croissance molle continuent de menacer leur activité. Dans ce contexte, elles n’ont jamais eu autant besoin d’accompagnement financier pour surmonter ces difficultés tout en s’engageant dans le grand défi des transitions écologiques, numériques et ressources humaines.

Pour ce faire, les collectivités locales et territoriales de Guadeloupe et Martinique doivent impérativement créer des agences économiques qui se multiplient en en France hexagonale notamment prendre exemple sur la région Occitanie.

L’Occitanie connaît une floraison d’agence d’attractivité et de développement économique, avec 4 structures créées en quelques mois. Plus souples que leurs devancières, plus ouvertes aux patrons, elles explorent de nouvelles façons d’agir face à la conjoncture incertaine.

Selon une récente étude du CNER (fédération des agences d’attractivité, de développement et d’innovation), le nombre d’agences économiques en France est en hausse constante, passant de 84 à plus de 100 structures entre 2017 et 2023. La Métropole toulousaine a été pionnière sur le sujet, en créant Invest in Toulouse dès 2013. Peu de personnes contestent qu’en exerçant ces fonctions le système financier joue un rôle moteur dans la croissance économique et le développement des échanges. Ce serait nier l’évidence. Ainsi, dans l’après-guerre, la croissance du crédit, plus rapide encore que celle prévue, a été une source d’amélioration des performances économiques des territoires d’outre-mer. Le rôle du système financier aux Antilles devrait être d’allouer le capital en transférant l’épargne abondante des ménages antillais vers les besoins de financement. C’est en cela que nous affirmons tout de go que l’ambition de changement des institutions politiques sans moyens financiers adéquats est un dangereux leurre !… L’homme politique antillais oscille toujours entre pessimisme et optimisme, entre le verre à moitié vide et celui à moitié plein, au gré de ses humeurs idéologiques. Jamais à court de paradoxes, les gourous du changement statutaire immédiatement ont détourné la phrase du révolutionnaire italien Antonio Gramsci, qui préconisait le pessimisme de l’intelligence (de la réflexion) allié à l’optimisme de la volonté (de l’action). Volontaires de la vision prospective, tentons donc d’imaginer 2024 comme porteuse de bonnes surprises.

« A pa makak ou ké aprann monté piébwa. »
(Ce n’est pas au singe que tu apprends à grimper aux arbres.)

Moralité
Ce n’est pas à quelqu’un d’expérimenté qu’on en apprend sur son domaine…

Jean marie Nol économiste et ancien directeur de banque.