« Le retour du Roi Lion » :  un conte contemporain

— par Janine Bailly —

Après La forêt des illusions, voici au Festival des Petites Formes un autre spectacle en provenance de la Guyane, Le retour du Roi Lion, mis en scène par Ewline Guillaume. Une œuvre collective de la compagnie KS and CO, adaptée du roman de Joël Roy, Le Lion Réincarné paru à L’Harmattan en 2014, avec pour sous-titre « un conte contemporain, ce que dit le marronnage ». L’auteur, qui vit en Guyane, « s’intéresse à la culture des “Gens du fleuve”, les descendants des esclaves ayant choisi le marronnage plutôt que la soumission aux colons. Ses recherches l’amènent à écouter des témoignages… pour tenter de remonter le fil de la tradition orale… ». Par l’avant-propos, il nous dit quelle fut l’origine de ce roman, une histoire vraie que je résumerai brièvement. À Amsterdam, dans les années 1980, une femme d’origine surinamaise, victime de crises ressemblant à des possessions, fut prise en charge par la psychiatrie. L’ayant entendue, un Gambien originaire de Georgetown, déclara :« Mais ce que la dame hurle, on appelle ça des djats », cris que les Anciens utilisaient au temps des dynasties mandingues, en Afrique Occidentale, pour chasser les lions. Un lion se serait-il réincarné en la femme déportée ?

Sur scène côté cour, rythmant le déroulé de la dramaturgie, le musicien guadeloupéen Serge Tamas, avec sa guitare, une sorte de cruche en poterie où souffler, un marimbula qui ressemble à une grosse sanza africaine et sur lequel il est assis (le marimbula, appelé aussi manouba, fut utilisé dans les musiques caribéennes, à l’origine dans un rôle de basse). Nul décor autre que celui créé par les lumières, les costumes se voyant chargés de nous indiquer le lieu du dire. Deux comédiennes surtout. L’une, Kimmy Amiemba sorte de griot en charge de la narration, le “djéli” du pays mandingue, intervient pour dire l’histoire, la danser parfois, aider à la vêture de la Femme, lui donner quelque réplique ou lui tendre son long bâton en guise de sceptre ; l’autre, Myslien Niaivai, venue aussi du TEK, le Théâtre-École-Kokolampoe de Saint-Laurent du Maroni, dit aimer « ce rôle fort, où la femme se transforme à chaque fois qu’elle est possédée ». Un trio disposé initialement en triangle sur le plateau.

Elle est là, côté jardin, la Femme au prénom d’Yvelien, assise souveraine dans son immobilité silencieuse avant même que nous nous installions, là comme de toute éternité. Comme une évidence. Elle relève la tête. Présence puissante et belle aussitôt en dépit du costume-camisole blanc et bis qui lui enserre et le torse et les bras. Qui sans museler la parole muselle le corps, mais ne l’empêchera pas de se mouvoir, de se débattre, de protester, de faire danser l’espace, s’ouvrir l’air à son entour. Car elle est d’abord celle que l’on a enfermée, qui se sent habitée d’étranges puissances, torturée de présences hostiles, en approche peut-être. Elle voudrait pourtant verser à ses pieds le rhum qui ouvre le chemin aux esprits… Elle se débat, hurle de la voix et du corps. Sa diction très particulière, syllabes comme exagérément détachées articulées jetées au-devant de nous, les modulations de la voix enflée de colère de peur ou de douleur, les litanies psalmodiées à son oreille par les deux autres personnages, nous font entrer dans un monde étrange ; de folie, de légende, de mysticisme ? Elle nous dira aussi en une autre scène l’insupportable souffrance, le tambour dans le crâne, qui vrille ; la gorge qui se serre et fait si mal ; ou le corps avili, sur elle « la pisse tiède mêlée au sperme », le mal qui pèse au creux du ventre. Émouvante Yvelien toujours, dans la violence contrôlée du jeu, dans la larme sur la joue versée.

Triomphante elle sera aussi celle qui clame haut et fort je suis, j’existe. En deux temps ouverte puis oubliée la camisole ! La Femme sera projetée dans la savane et l’épopée mythique, deviendra le Roi-Lion, celui qui possède le “djat”, le chasseur capable de soumettre n’importe quel prédateur, et qui peut sentir « le musc du fauve »… Le roi qui pour nourrir son peuple affamé, à la saison sèche, « de son arc et de ses flèches tuera les trois poules rouge, blanche, noire ». Cependant viendra le temps terrible du Tragique et de l’Histoire, celui où il faut se méfier de tout car de chaque village peut surgir l’ennemi, qui vous enchaîne et vous déporte ;  le temps où bras dans le dos ligotés, jambes entravées, chargé de fers on avance « dernier de la file » ; le temps du bateau négrier, « ce long cercueil », et de ceux perdus nombreux dans les mers ; le temps bientôt de s’enfuir et de crier fièrement son chant d’identité et de victoire, crier bras levé qu’il arrive, le marron, il arrive… On évoquera le nom de Boni, qui à la tête d’une révolte signa avec les colons un traité reconnaissant des droits territoriaux aux esclaves réfugiés dans les bois complices… On invoquera le nom du grand empereur Moussa, dixième « mansa », « roi des rois » de l’Empire du Mali… Et le marron sentira « l’âcreté du tabac… la douceur du miel ».

Enfin debout dans la pleine lumière, en apothéose la Femme au centre de la scène se dresse, majestueuse, statue vivante à la chair exultante et brune. Elle est la Reine au pays de Gambie enfin revenue, enfin reconnue, elle a ramené et rendu à la terre de ses origines le Roi-Lion, en elle réincarné, descendant d’une longue lignée de souverains où s’entend le nom de Keita. Trois cents ans après qu’il eût, dans les forêts propices au marronnage, sans laisser de traces, disparu ! Autour d’elle s’ouvre en corolle la robe, qui laisse libre l’épaule ronde, robe d’imprimé africain aux couleurs chaudes, à la longue traîne sur le bras relevée, à la cotonnade comme sculptée sur le corps. Robe en majesté ! Yvelein elle-même source de lumière !

Et si on ne veut pas croire ce miracle possible des esprits qui reviennent et revivent, alors que dirons-nous de « Jésus marchant sur l’eau, du peuple hébreu traversant avec Moïse la Mer Rouge, et qui plus est à pied » ?  Ainsi nous interpellera le “djéli”, nous mettant au défi de lui répondre, nous laissant avec nos mystères en écho aux siens, avec nos interrogations et nos doutes, car le spectacle est beau encore de nous rester quelque part énigmatique !

Fort-de-France, le 30 janvier 2020

Photos Paul Chéneau