« Le pouvoir sur scènes » de Georges Balandier

Pas de pouvoir sans  sa théâtralisation

— Par André Akoun —
L’ouvrage que nous donne Georges Balandier a deux intérêts : un intérêt théorique nous rappelant, à propos du pouvoir, que les faits sociaux ne sont. jamais des faits de nature, c’est-à-dire de simples rapports de force, mais des faits de communication et de langage, . des faits symboliques ; un intérêt conjoncturel,’ en nous rappelant, en cette période de campagne électorale (mais y a-t-il des périodes hors campagne électorale dans nos sociétés) ? le lien qui unit intimement pouvoir et spectacle.
Le livre veut montrer qu’il n’y a pas de pouvoir — jamais et nulle part — qui n’implique une théâtralisation, une mise en scène, un apparat ; qu’il n’y a pas de pouvoir nu et muet. Mais il -faut aller plus loin et’ refuser ce qu’une tradition politique veut croire : le pouvoir ne se réduit jamais au rapport de domination entre dominants et assujettis. Le « théâtre » qui l’accompagne n’est jamais un habit qui s’ajoute à la réalité du pouvoir pour la dissimuler. L’effet de pouvoir résulte de la théâtralisation elle-même. La théâtralisation est île fonctionnement même du politique. Cette théâtralisation n’est pas un instrument entre les mains habiles d’un metteur en scène (individu, groupe ou classe) qui serait «au dehors». Il n’y. a pas d’en dehors de la mise en scène et1 il n’y. a pas de • « metteur ‘en scène ». Aussi, plutôt que théâtralisation, il vaut mieux parler de théâtrocratie, c’est-à-dire du gouvernement par. les apparences, par le jeu des acteurs, par la dramatisation et par la relation spectacle.
Mais G. Balandier ne résume pas son analyse au spectacle du pouvoir et au pouvoir du spectacle. Il l’étend et montre qu’il en est de même – pour les « contre-pouvoirs ». S’appuyant sur sa compétence incontestée d’anthropologue, il nous rappelle que, dans toute, société, on trouve un débat sans fin entre ordre et désordre ; qu’il n’est pas de société sans désordre, sans affrontements intérieurs, sans confrontations parce qu’il faut bien — sous peine de mort — que le mouvement se fasse à l’intérieur de la société. Mais ce désordre relève, lui aussi, des lois de ce qu’il conteste : les lois de la scène. Dans les sociétés pré-industrielles, aussi bien les sociétés traditionnelles que les sociétés qu’on appelle primitives, il y a toujours, à côté des prêtrises de l’ordre, des prêtrises du désordre grâce à quoi le mouvement et l’ordre se. répondent dans l’unité du social. Ainsi peut-on rappeler la fonction de ces rites d’inversion (dont le carnaval a été le dernier à survivre) – où, le temps clos de la fête, tout est mis sens dessus-dessous, où- le puissant devient objet de dérision et le fou – dérisoire le puissant, jusqu’au moment où s’achève le «happening » institutionnalisé et où tout se retrouve dans le bon sens. La transgression . entre dans le champ social par’ sa propre théâtralisation.*
On pourrait, de la même façon, rappeler le rôle des mythologies et des figures de héros dans le vécu des partis révolutionnaires ainsi que le besoin d’une ritualisation qui dise « aux yeux de tous » ce qui est à dire. Et comment ne pas évoquer le pouvoir fétiche de ces mots et de ces formules clés qui fonctionnent comme des mots de passe et donnent à chacun de ceux qui les utilisent la jouissance de leur identité ? Comme le rappelait G. Lebon -. « on les prononce avec recueillement devant les foules et tout aussitôt les visages deviennent . respectueux et les fronts s’inclinent… »
Peut-être faut-il voir un symptôme du mal de nos -sociétés dans le mauvais ajustement de ces deux prêtrises — ordre et désordre — si bien que le désordre diffuse n’importe où, n’importe comment. Il « fiche le camp » et prend le visage de tous les terrorismes et de toutes les marginalités. Nos sociétés ne savent plus contrôler le .désordre en lui organisant la scène de sa dramatisation. Mais peut-être ne savent-elles plus, non plus, organiser la scène du pouvoir bien qu’elles la multiplient par la technique des mass media diversifiés.’
A l’opposé, nous voyons se développer une nouvelle forme du politique, celle qui, » dans les pays « socialistes », ambitionne de retrouver les moyens du contrôle intégral de la machine sociale et d’éliminer toute extériorité. Dans ces sociétés au rêve totalitaire, on voit1 fonctionner- la dramatisation et le rituel jusque dans le détail du quotidien et dans la démesure -du souci maniaque que rien n’échappe au code. Ainsi reffeurissent des rituels dont se nourrissent, à les interpréter, les kremlinologues, ainsi refleurissent les généraux » chamarrés, les défilés spectacles monstres, la fonction des icônes; etc. Avec le livre de G. Balandier, nous pouvons, pour reprendre le titre de ses quatre chapitres, connaître ce qu’il en est, dans le jeu social du pouvoir (de tout pouvoir), du « Drame », de « l’Embrouille », de « l’Envers » et de « l’Ecran ».
André Akoun
Source : Persée