« Made in Bangladesh », le dilemme

— par Janine Bailly —

Cet été, j’ai l’occasion de visiter l’exposition Banksy, superbe, dans les locaux de la l’ancienne Corderie de Lisbonne. Ce matin de décembre, je choisis de porter mon tee-shirt gris acheté à cette occasion, illustré d’un dessin noir de l’artiste susnommé, celui qui montre, comme tombant du ciel, le caddie auquel s’accroche la célèbre petite fille, et dont jaillissent quelques produits de supermarché. Mais l’étiquette du vêtement me gênant, je décide de la découper et d’en prendre connaissance. C’est alors que j’y découvre la mention « Made in Bangladesh » : hasard ou coïncidence ? Récemment je me suis rendue à Madiana voir en version originale le film éponyme, où si on ne le savait pas encore, on peut découvrir comment et à quel point les femmes là-bas — dans ce pays que dirige cependant une des leurs — sont exploitées, humiliées, infériorisées, soumises à la dictature des patrons, des époux, des conventions sociales et religieuses, victimes innocentes, dans notre monde capitaliste, de la mondialisation et du libéralisme économique.

Alors que faire, quand tu as entendu l’une des protagonistes du film dire à l’héroïne Shimu que « le prix de deux ou trois tee-shirt sortis de tes mains équivaut à ta paie mensuelle » ? Dans un geste de repentance jeter le vêtement incriminé, me promettre de lire désormais avec plus d’attention les étiquettes avant de mettre dans le caddie ? Pour dénoncer cette situation indigne, ne plus acheter « made in Bangladesh » ? Au contraire ne pas boycotter les produits, sachant que sans ces ressources si maigres, les conditions de vie de ces femmes seraient forcément plus désastreuses encore, ainsi que le dit la réalisatrice bangladaise Rubaiyat Hossain ?

Acheter, boycotter ? « On est piégé », m’affirme une amie à la sortie de la séance. Piégées, elles le sont, les femmes du Bangladesh, ainsi que le déclare Shimu, la fière ouvrière qui ne se soumet pas mais lutte avec vaillance ; qui tenace fera bouger les lignes, créant contre vents et marées le premier syndicat de son usine ; agissant pour elle, pour toutes les autres, pour toutes ses « sœurs ». Si elle, qui pour ne pas accepter un mariage imposé a trouvé refuge à Dacca est en droit d’affirmer « Nous sommes des femmes. Fichue si on est mariée. Fichue si on ne l’est pas », si donc elle sait la faiblesse des siennes dans cette société patriarcale et machiste, bien loin de se soumettre quand un énième incendie cause la mort d’une de ses amies elle initie la résistance. Résistance au patron qui tente de la soudoyer afin qu’elle abandonne ce projet de créer un syndicat au sein de l’atelier ; résistance aux autorités administratives qui sans raison — mais dont on devine à quels ordres elles obéissent — bloquent arbitrairement le dossier au prétexte fallacieux qu’il serait incomplet ; résistance au mari, lui-même longtemps chômeur, entretenu donc par Shimu, et qui voudrait la contraindre à se soumettre, petit chef relayant les maîtres de l’usine. Tout juste réussira-t-il à imposer à Shimu le port d’un voile noir, condition qui paradoxalement permettra à celle-ci d’agir de façon plus libre et plus crédible au cœur d’une société en majeure partie musulmane !

Si personnellement je regrette un certain manque d’énergie dans le montage, dû à l’ajout de scènes un peu plates, et pas forcément nécessaires car ralentissant le rythme — comment ne pas évoquer la force du film de Martin Ritt qui dans les années soixante-dix retraçait le combat similaire de Norma Rae aux États-Unis — je partage néanmoins l’admiration générale pour ce film de combat, ce film fait par une femme pour d’autres femmes, et pour tous « les damnés de la terre ». Les gros plans et plans rapprochés sur les machines à coudre que l’on actionne encore au pied, sur ces pieds en perpétuel mouvement, sur l’aiguille s’enfonçant dans les tissus ou sur les installations vétustes du lieu donnent à comprendre à quel point le travail se fait dans l’insécurité, le manque d’hygiène, le danger, toutes choses auxquelles il faut ajouter le bourdonnement oppressant qui emplit l’atelier, et la pression que de petits chefs aux exigences sans cesse croissantes exercent sur les ouvrières. Si la caméra parfois s’attarde sur la lèpre des murs, le grouillement ou les ordures et la saleté des rues, elle sait aussi comme par contraste magnifier les couleurs qui sont l’apanage de ces jeunes femmes, chatoyantes dans leurs étoffes drapées. Parfois en plongée, parfois en face à face, parfois même de dos dans leur démarche résolue, l’image capte un groupe resplendissant de jeunesse, dans ses rires, ses colères, son énergie mais aussi ses doutes, ses peurs et ses hésitations ; exalte la beauté de la sororité, quand bien même Shimu peine à convaincre certaines parmi ses amies, qu’elle peine à les entraîner dans son sillage, que l’une d’elles croit en se prostituant échapper au rôle qui lui était assigné.

Portrait d’une héroïne au quotidien et dans l’exception, aperçu d’une société sans pitié pour ceux qu’elle exploite et dont elle tire sa richesse, le film souvent proche du documentaire par son réalisme sait aussi nous capter par sa construction dramatique et par une tension qui va jusqu’à la fin croissant.

Fort-de-France, le 11 décembre 2019